Histoire : Le Musée de l'Ermitage

Écrite par Gavroche le 06 juin 2007 (18706 mots)

Partie I - Le Feu aux Poudres


Chapitre I
Entre deux feux


L’automne était bien avancé en ce début de Novembre, et il tendait un voile marine au-dessus du collège Kadic, dont les fenêtres luisaient désormais jusque tard dans la matinée.
Mais à six heures et demie du matin, les chambres allumées étaient encore rares. C’était pourtant le cas de celle d’Ulrich Stern et de Odd Della Robbia.
Les pensionnaires dont la chambre jouxtait celle des deux garçons enfoncèrent profondément leur tête sous leurs oreillers lorsque les premiers éclats de voix retentirent. Ils connaissaient la scène par cœur, aussi se seraient-ils bien passé de l’entendre à nouveau.
- Ca peut plus durer Odd, tu comprends, ça ? Ton clébard vient encore d’en lâcher un paquet ! Quand est-ce que tu le dresses à ouvrir la fenêtre pour... faire ça ?
Impossible pour les voisins de ne pas se représenter le tableau. Un garçon brun, trapu, au regard furieux et dégoûté caché par une mèche de cheveux raides, pointant du doigt un chien dont l’apparence probable animait chaque débat que les pensionnaires avaient au petit déjeuner une demi-heure plus tard, s’adressant à un adolescent blond qui somnolait dans un lit défait.
Un silence suivit, qui correspondait sûrement à la réponse inintelligible d’Odd, et Ulrich reprit de plus belle :
- Je te préviens ! Cette fois TU t’lèves et TU vas chercher le PQ et TU sacrifieras TON déodorant ! Marre de nettoyer ses saletés, compris ?
Des coups frappés sur les murs séparant les chambres indiquèrent à Ulrich que les voisins avaient compris, pour leur part.
Odd n’étant apparemment pas décidé à bouger, son colocataire se laissa tomber sur son lit, le nez contre l’oreiller pour ne pas être incommodé par l’odeur. Après quelques minutes, des ronflements s’élevèrent de la couette chiffonnée sous laquelle dormait Odd et Ulrich sentit monter en lui des pulsions meurtrières.
Plus loin, dans une autre chambre, une autre conversation prenait fin. Pas aussi bruyante que le monologue d’Ulrich, mais non moins animée.
Un garçon blond, aux lunettes rondes, s’apprêtait à éteindre son ordinateur et souhaitait à Aelita, l’humanoïde virtuelle avec qui il conversait, une bonne nuit.
- Mais... Il est sept heures moins vingt, nota-t-elle.
- Oh, fit l’adolescent en consultant son réveil. Bon. Bah je continue à plancher sur ta matérialisation, alors ! conclut-il avec un sourire.
- Ce n’est pas raisonnable, Jérémie, s’inquiéta Aelita. Tu sais, je préfère attendre un peu plus longtemps qu’on aboutisse à ce programme de matérialisation, plutôt que de te voir t’user comme ça.
- Mais moi je n’en peux plus d’attendre, répliqua le garçon sur un ton fébrile. De toute façon je n’arriverai jamais à dormir tant que tu ne seras pas avec moi... Heu, tant que tu ne seras pas ici ! Sur Terre, je veux dire... bafouilla-t-il en rougissant.
Il s’interrompit en voyant le sourire de son amie s’élargir dans une mine attendrie.
Ce si beau sourire, qu’Aelita avait la bonté de lui accorder en réponse à ses maladresses.... Et ces yeux verts scintillant comme un pré sous un soleil de printemps...
Ils se séparèrent finalement, et Jérémie Belpois se laissa tomber sur son matelas, une expression rêveuse sur son visage. Derrière ses paupières closes, le visage angélique d’Aelita, ses cheveux roses, son sourire, ses yeux, semblaient vouloir rester là à jamais. Le réveil sonna dans la seconde qui suivit, et il eut toutes les peines du monde à se relever.


Moins d’une heure plus tard, le collège s’animait. Les externes arrivaient, la cour se remplissait, et au milieu de la foule se tenait la haute silhouette noire de Yumi Ishiyama, qui venait de repérer ses amis près de la machine à café. Elle les rejoignit et les salua, et se tourna vers Jérémie.
- Alors, la matérialisation d’Aelita, ça avance ?
- Doucement... Mais sûrement, répondit le garçon en redressant ses lunettes. Je ne pensais pas que ça me prendrait autant de temps...
« Mais ça m’arrange... » poursuivit-il pour lui-même, « Je n’échangerais ces tête-à-tête nocturnes avec Aelita pour rien au monde »
- Tu y as encore passé la nuit ? Mais quand est-ce que tu dors ? s’étonna Ulrich.
- J’ai déjà dormi la semaine dernière, assura Jérémie avec un sourire. Et puis, XANA pourrait attaquer pendant notre sommeil.
- XANA, attaquer ? fit Odd, incrédule. Je parie que c’est lui qui va faire un bon petit somme après les trois attaques qu’on vient de subir !
- Je crois que XANA essayait de t’inculquer quelques principes d’hygiène, grinça Ulrich. Il nous a forcé à déclencher trois retours dans le passé pour que tu finisses par ramasser les horreurs de ton chien... Et vu que tu ne l’as toujours pas fait, on peut s’attendre à une quatrième attaque.
- Remarque, des attaques comme ça, je veux bien qu’il continue à en faire, fit Odd en ignorant la réplique d’Ulrich. Si ses monstres continuent leurs RTT, bientôt Aelita pourra désactiver les tours sans nous.
- On a quand même eu bien chaud sur Terre, grommela Yumi. A propos, reprit-elle en jetant un œil aux bâtiments administratifs, on avait pas prévu de...
- Oh, vu, dit Odd après avoir deviné où son amie voulait en venir. Je m’en charge, fit-il d’un ton guilleret en s’éloignant du groupe.


- Et bien, Mlle Solovieff, tout semble en ordre, conclut le directeur en lui rendant ses papiers. Voici l’emploi du temps de votre classe... Le plan du collège... Je laisserai votre cousine vous expliquer en détails le fonctionnement des dortoirs - notre surveillant, M. Moralès, attend déjà dehors pour vous conduire à votre chambre, - et du réfectoire. Vous pourrez rejoindre vos cours dès huit heures.
- Merci, M. Delmas, répondit la jeune fille d’un ton poli.
Un horrible sentiment de déjà-vu la tiraillait. Ce n’était sûrement pas dû à une quelconque familiarité avec les procédures d’inscription, étant donné que c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une telle situation. Le collège non plus ne pouvait lui être familier, puisqu’elle n’était jusqu’alors jamais partie de Saint-Pétersbourg. De plus, cette impression la dérangeait depuis une bonne heure déjà, sans qu’elle pût en déterminer la cause.
Elle se dirigea vers la sortie des bâtiments, où elle s’attendait à trouver Milly. Elle eut toutes les peines du monde à expliquer son manque de surprise en constatant l’absence du surveillant. Près d’une arcade, Milly se tenait à côté des valises de sa cousine, impatiente.
- Comment s’est passé le voyage ? demanda-t-elle d’emblée. Pas trop long ?
- Non, tout est bien allé, répondit la jeune fille d’un ton absent, ayant la vague sensation d’avoir oublié quelque chose.
Elle regarda la fillette, qu’on avait souvent décrite comme étant son portrait juré, plus par la convenance qu’imposaient les discussions familiales que par une réelle observation. Et, soudain, elle comprit en partie ce qui n’allait pas. Son instinct lui soufflait que quelque chose de désagréable allait se passer... Mais était-ce son instinct où sa mémoire ?
Une voix haut perchée surgit dans son dos.
- Oh, c’est trop mignon, Bac-à-Sable a ramené sa grande sœur...
Elle se retourna et quelque chose se débloqua en voyant l’adolescente brune habillée en rose qui se tenait devant elle, les poings sur les hanches, la toisant de toute sa hauteur. Oui, c’était bien cela qu’elle avait senti arriver. Comment ? Elle n’aurait su le dire...
- Ce n’est pas ma grande sœur, protesta Milly avec énergie, c’est...
- Merci, Milly, laisse-moi gérer ça, tu veux ? la coupa sa cousine en comprenant sans faire appel à des prémonitions que cette pimbêche et la fillette n’en étaient sans doute pas à leur première altercation.
Elle contint un soupir. Elle se sentait fatiguée et n’était de toute évidence pas en mesure de prolonger ce duel de fortes têtes que lui imposait l’autre... Ce qui l’amena à une approche beaucoup plus brutale qui ne lui était pas coutumière.
- Maintenant toi, fit-elle en s’adressant directement à l’intruse, si tu as quelque chose de constructif à dire, tu le sors maintenant, sauf si tu veux me servir de guide pour me montrer la direction de l’infirmerie.
- Ha, ha, ha, que c’est drôle... ricana l’autre après une seconde d’hésitation, ayant senti son malaise. J’aimerais bien te voir t’expliquer auprès de mon père après avoir fait ça...
Ainsi, elle était la fille de M. Delmas. La déduction était un peu hasardeuse mais elle s’était imposée dans son esprit en toute logique. Sans doute Milly lui avait-elle déjà parlé d’elle...
- Oh, c’est trop mignon, la potiche veut ramener son Papa...
- Quoi ? rugit l’autre en se retournant.
Derrière elle se tenait un étrange élève. La cousine de Milly dut réprimer dans son esprit toutes les pensées de familiarité qu’il lui inspirait car elle était certaine qu’elle se serait souvenue d’un tel garçon si elle l’avait déjà croisé. Et pourtant...
L’adolescent était habillé en violet, portait des chaussures jaunes, ses cheveux blonds, dont une mèche avait été teinte en mauve, étaient dressés sur sa tête comme une flamme. Bien qu’elle ne sût pas exactement quoi penser de cette apparition - si ce n’était demander à Milly de l’accompagner dans sa chambre pour y passer les dix prochaines heures sous une couette à calmer les effets du décalage horaire, - l’autre fille semblait savoir à quoi s’en tenir.
- Non, sans blague Sissi, lança le garçon avec un rire franc, je sais que t’y arrives très bien avec les sixièmes, mais tu crois pas qu’essayer de bizuter une troisième, ça va finir par se retourner contre toi ?
- Une... Troisième ? fit la dénommée Sissi en dévisageant l’intéressée.
Elle savait ce que l’intruse pensait. Elle n’était pas très grande pour son âge, que l’on aurait facilement réduit d’un ou deux ans si on avait dû le deviner. Néanmoins, elle comprit que cette Sissi ne devait pas être bien maligne pour s’en prendre à quelqu’un en le jugeant sur sa taille... Surtout quand son propre père aurait pu la renseigner.
- Ouais... Eh ben... marmonna-t-elle, en panne d’inspiration ou bien clairement déstabilisée par l’arrivée du garçon. Eh ben j’savais pas, conclut-elle en faisant volte-face, le menton bien haut.
Lorsque Sissi se fut suffisamment éloignée, la jeune fille s’apprêta à remercier le jeune homme mais sa cousine fut plus rapide.
- Joli coup, Odd ! exulta Milly avec une espèce de joie féroce. Tu l’as bien eue, cette peste !
- Merci, ajouta-t-elle en interrompant la fillette. C’était très sympa de ta part... fit-elle en espérant qu’il comprît que son « très » signifiait « trop ».
- Oh c’est rien, assura Odd avec un grand sourire. Je me suis dit que si l’occasion se présentait, tu ferais pareil...
Il ajouta un clin d’œil qu’elle ne sut comment interpréter, mais quand elle crut comprendre le sous-entendu, elle sentit une onde glacée la traverser.
- C’est quoi, ça ? Une manière de me déclarer une dette ? cracha-t-elle d’un ton froid.
- Non, répondit-il finalement après une seconde de surprise. Non, en fait, c’est moi qui venais régler la dette, dit-il finalement avec un sourire étrange.
Elle resta un moment interdite. Odd en profita pour s’en retourner, sans se départir de son humeur joyeuse qui l’intriguait. Il leur adressa un signe de la main en lançant :
- A plus Milly ! Ah, et je suis au courant pour le reportage que tu allais publier cet aprèm’ dans l’Echo de Kadic à propos de... Bref, ne le publie pas, OK ? Nat, Ca a été un plaisir de te rencontrer !
Nat ?
- Tu n’as pas pu t’empêcher de parler de moi à tout le monde, hein ? dit-elle d’un ton cassant.
- J’ai parlé de toi à personne ! protesta la fillette. Juste à Tamiya... Et à quelques autres copines... Et puis, comment il est au courant pour l’article sur sa relation avec Sophie Florenceau ? Je suis sûre que c’est Tamiya qui a tout lâché, y a pas à...
Milly s’interrompit en voyant sa cousine regarder au loin, vers la machine à café, d’un air préoccupé.
- Oui... murmura doucement Natalie. Comment est-il au courant ?


- En tout cas, commenta Yumi en voyant Odd revenir, si XANA pouvait me laisser finir cette interro de maths, cette fois...
- Passer quatre fois le même test... fit Ulrich d’un ton rêveur. Ca, ça me ferait remonter ma moyenne.
- Et la mienne, tiens ! ajouta Odd en les rejoignant. Elle avait l’air plutôt déboussolée la Miss Natalie... Einstein, t’es sûr que ça ne crée pas d’effets secondaires, les retours vers le passé ?
- Pas que je sache. Regarde les autres, répondit Jérémie en jetant un regard circulaire à la cour. Ca fait un an qu’on leur en fait régulièrement, ils n’ont pas l’air traumatisés. Il n’y a qu’une fois scanné par le supercalculateur que l’on se souvient des évènements.
Odd haussa les épaules. Il était évident qu’il avait remarqué quelque chose qui l’empêchait d’être de cet avis. Jérémie jeta un œil à Milly et à sa cousine qui s’en allaient vers le bâtiment des dortoirs et se dit que, de toute manière, si les prochaines attaques se déroulaient comme les trois dernières, ils n’auraient plus à se poser de question.
Tout en réfléchissant, il sortit son ordinateur portable et l’alluma. Il commença à pianoter tout en s’arrêtant régulièrement, comme à la recherche d’inspiration. Ulrich jeta un œil curieux par-dessus l’épaule de son ami mais s’interrompit très vite, dépassé par la complexité des lignes de code qu’enchaînait Jérémie.
La cloche sonna le début de la première heure de cours et Yumi dut les laisser. Ulrich se mit à réviser ses Sciences, aussi Odd décida-t-il de chercher un lieu un peu moins calme.
- Hm ! Bon, j’vous laisse ! J’ai un clip à monter, moi.
- Un clip ? répéta Ulrich en haussant un sourcil amusé.
- Ouaip, mais c’est secret-défense ! (Odd sembla soudain frémir) Au moment opportun, je le révélerai devant vos yeux ébahis, et le monde reconnaîtra enfin mon génie ! Nul ne pourra contester mon talent artistique !
Sa voix suraiguë se perdit dans le silence de la cour. Seuls lui répondirent les cliquetis irréguliers du clavier de Jérémie, et ce peu d’attention le convainquit d’y aller.


Pendant le quart d’heure qui suivit, bien que tout fût calme au collège, une certaine agitation commença sur Lyokô. Dans les profondeurs du Territoire Montagne, des monstres comptant parmi l’élite de XANA encerclèrent une tour. Des Bloks et des Kankrelats patrouillaient au sol. Des escadrilles de Frelions se rapprochèrent des tours de passage des quatre Secteurs.
Ce déploiement de monstres se fit presque immédiatement, comme s’ils avaient tous été virtualisés simultanément.
Ils avaient été disposés selon une logique bien précise. XANA avait passé une bonne partie de ces deux dernières semaines à étudier les déplacements d’Aelita, ses trajets habituels, ses itinéraires de fuite possibles, mais aussi les points où Jérémie pourrait virtualiser ses compagnons pour lui prêter main-forte.
Cette période lui avait également servi à faire le point sur l’étendue de ses capacités, et après ces trois derniers retours vers le passé, il lui semblait qu’il était maintenant temps d’en finir avec Aelita et ses alliés sur Terre.
L’attaque qui allait suivre utiliserait toutes ses ressources. Aucun n’en réchapperait.
Lorsque tout fût près, le halo de la tour des Montagnes vira au rouge. Les pulsations qui émanaient de ses câbles d’alimentation se répandirent dans tout Lyokô. Elles atteignirent la tour de passage du Territoire de la Forêt.
A l’intérieur, une jeune fille tressaillit. Son visage apparut sur l’écran de l’ordinateur portable de Jérémie, et avant qu’il n’eût pu poser la moindre question :
« XANA remet ça ! »


Un silence pesant régnait dans la classe de troisièmes de Mme Meyer, dont les élèves se penchaient sur une interrogation particulièrement corsée. Au troisième rang de la rangée du milieu, Yumi essayait de cacher le plus possible sa copie déjà remplie, consciente que sa rapidité paraîtrait suspecte au professeur. Sur sa gauche, près des fenêtres, Natalie, que Yumi avait vue se présenter pour la quatrième fois, haussait un sourcil incertain devant les questions ardues que Mme Meyer lui avait données en guise de bienvenue.
La jeune japonaise observa un peu plus attentivement sa nouvelle camarade. De Milly, elle n’avait que la couleur roux sombre des cheveux qui lui descendaient jusqu’au milieu du dos. Tout le reste de sa personne, de son visage blafard aux yeux bleu-gris jusqu’à ses vêtements sombres, s’éloignait assez fortement de l’apparence joyeuse et enfantine de sa cousine. Elle portait un haut céruléen caché par une veste marine, et des mitaines noires tranchaient sur ses doigts pâles.
Le silence de la salle fut soudain perturbé par le bourdonnement caractéristique d’un téléphone portable. La moitié de la classe fut mystérieusement prise d’une bruyante quinte de toux, ce qui permit à Yumi de découvrir un « SOS XANA » sur l’écran de son appareil.
Attendant encore quelques minutes après le retour au calme pour être hors de tout soupçon, elle leva la main.
- Pardon Madame, je pourrais aller à l’infirmerie ?
Remarquant le sourire goguenard des autres élèves, Mme Meyer fit signe que non.
Yumi maugréa, puis tenta d’apercevoir ses amis par la fenêtre. Sans doute étaient-ils déjà dans le passage souterrain qui menait à l’usine...
Elle croisa le regard de Natalie qui la fixait d’un air troublé. Ne parvenant pas à comprendre le pourquoi d’une telle mine, elle regarda sa montre et y lut huit heures trente. Ulrich et les autres allaient devoir tenir une demi-heure sans elle...


Jérémie et Ulrich s’enfoncèrent dans le petit bois du collège. Ils atteignirent la plaque d’égout cachée par la mousse et vérifièrent rapidement qu’ils n’étaient pas suivis.
Jérémie attrapa immédiatement la plaque. Mais lorsqu’il la toucha, le choc qu’il reçut contracta instantanément tous les muscles de son bras, et il tomba sur le dos en tentant de reculer.
Groggy, le bras encore tendu dans le vide, il se releva avec l’aide d’Ulrich. Tous deux observèrent la plaque parcourue d’éclairs.
- Bon, ... commença Ulrich.
Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus. L’électricité s’accumula autour de la plaque, rendant son pourtour éblouissant, jusqu’à ce qu’elle fût complètement soudée au sol et impossible à déplacer. Une étincelle argentée fila entre les deux garçons et partit derrière eux.
Les adolescents restèrent un moment ébahis devant le spectacle. Soudain, averti par une odeur de brûlé, Ulrich fit volte-face et retint un cri : A dix mètres d’eux, les arbres commençaient à s’embraser.
Jérémie se retourna à son tour et eut un hoquet de surprise. Les flammes commencèrent à s’étendre en arc de cercle autour d’eux.
- Bouge ! hurla Ulrich en entraînant son ami vers l’issue qui disparaissait progressivement.
L’anneau de feu se referma sur eux, et les flammes prirent aussitôt une hauteur démesurée. Ulrich jeta un coup d’œil circulaire à la zone :
- On est cuits...


Les enceintes donnaient tout ce qu’elles avaient, et Odd examinait chaque note d’une oreille critique tout en corrigeant quelques détails graphiques sur la vidéo.
A peu près satisfait, il se laissa tomber sur le dossier du fauteuil et savoura sa musique.
Une fausse note le fit sursauter. Un son parasite si grossier qu’il en grinça des dents, et qui se répétait suivant un rythme régulier.
Le garçon se souvint qu’il avait entendu ce son pas plus tard que la semaine dernière. Il pâlit et coupa les enceintes : Oui, c’était bien l’alerte incendie qui résonnait dans tout Kadic.
Il éteignit prestement l’ordinateur et consulta son téléphone portable qu’il avait laissé traîner sur son lit. Un « SOS XANA » y était affiché. L’exercice anti-incendie s’étant déjà déroulé la semaine dernière, Odd comprit immédiatement et sortit de sa chambre.
Une foule de pensionnaires anxieux erraient dans le couloir. Odd joua des coudes, parvint dans les escaliers qu’il dévala à toute vitesse.
Son téléphone vibra, il décrocha dans la seconde.
- Odd, t’es où ? lui demanda l’appareil avec les intonations de Yumi.
- Dans l’escalier principal - c’est quoi ce souk ?
- Le bois a pris feu, et vu l’envergure des flammes, c’est du XANA. J’ai appelé Ulrich, lui et Jérémie sont pris au piège ! On fonce à l’usine, conclut-elle.


Lorsqu’Aelita sortit de la tour de passage pour suivre les pulsations, une mauvaise surprise l’attendait.
Trois Frelions l’obligèrent à battre en retraite. Elle eut beau essayer de les contourner, les monstres lui barrèrent la route.
Après s’être abritée dans la tour, elle tenta de repérer le point vers lequel convergeaient les impulsions de XANA, et après quelques minutes d’hésitation, elle discerna une zone du Territoire Montagne. Décidée à ne pas perdre de temps, elle s’approcha du bord de la plate-forme de la tour et s’y laissa tomber, chutant parmi les chiffres fantomatiques qui illuminaient les parois de plus en plus sombres... Avant de remonter en flèche vers la passerelle de la tour du Secteur des Montagnes.
Elle s’apprêta à partir en éclaireur lorsqu’une voix familière lui parvint.
- Aelita ? fit Yumi, qui semblait hors d’haleine. Qu’est-ce qu’il se passe sur Lyokô ?
- Je suis dans le Territoire Montagne, c’est là qu’est la tour. Je n’ai pas pu la localiser précisément, mais Jérémie y arrivera...
- Jérémie n’est pas avec nous, lui annonça son amie. Ulrich et lui son prix au piège par XANA, je vais t’aider à virtualiser Odd et je filerai leur donner un coup de main.
- Attends Yumi ! intervint Aelita en éprouvant soudain de sérieux doutes. Est-ce que tu peux me dire combien de monstres sont regroupés autour de ma tour ?
Dans le laboratoire, penchés devant l’écran, Odd et Yumi échangèrent un regard surpris, mais elle s’exécuta et explora les alentours de la tour grâce à la carte 3D. Elle ouvrit alors des yeux ronds. Elle n’avait jamais assisté aux combats par les cartes comme Jérémie, mais elle était à peu près sûre que le petit génie n’avait jamais assisté à pareille démonstration de force.
Chaque chemin du Territoire était patrouillé par des Bloks ou des Kankrelats, et des escadrons de trois Krabes parcouraient les endroits plus découverts.
- Je ne pourrai jamais m’occuper de tous ces monstres avec mes dix petites fléchettes, nota Odd d’une voix blanche.
- Alors j’y vais, fit Yumi presque sur un ton de regret. Tu fonces aider Ulrich et Jérémie, car sans lui on ne localisera jamais la tour infectée. Aelita et moi nous chargeons de la procédure de virtualisation.
- J’y vole ! assura Odd en bondissant vers le monte-charge qui conduisait au rez-de-chaussée de l’usine.
- Aide moi à accéder à l’interface de Jérémie, ordonna Aelita d’une voix tendue.
Les minutes qui suivirent furent particulièrement pénibles pour Yumi, qui enrageait de perdre autant de temps à comprendre le fonctionnement de la console alors que ses amis étaient en danger. Aelita lui prépara finalement son scanner et régla le délai d’attente sur trois minutes.
- Il n’y a presque pas de terrain sûr pour te virtualiser à côté de ma tour, j’ai fait mon possible pour t’assurer une arrivée en douceur mais tu risques de tomber sur un ou deux Kankrelats.
- Pas de problème, répondit Yumi en se dirigeant vers le monte-charge.
- Et heu, Yumi...
La jeune japonaise regarda Aelita. Une grimace anxieuse se lisait sur son visage.
- Tu crois que Odd pourra le... Les... Les sauver à temps ?
Yumi acquiesça intérieurement. L’elfe virtuelle était aussi inquiète pour Jérémie qu’elle-même l’était pour Ulrich... Et toutes deux fondaient leurs espoirs sur Odd.
Elle respira à fond. Ce n’était pas le moment de dégrader le moral des troupes.
- Bien sûr, fit-elle finalement avec un sourire crispé. Enfin bon, qui sait... ? Les garçons sont incapables de se débrouiller seuls, on ne peut pas leur tourner le dos cinq secondes... Tu t’en étais rendue compte, hein ?
Elle termina par un clin d’œil auquel Aelita répondit, rassurée par la plaisanterie.
- Reste à espérer qu’ils soient réellement un peu plus dégourdis que ça, bougonna la japonaise en déclenchant la descente du monte-charge.


- Odd arrive, annonça Ulrich à Jérémie en rangeant son portable.
Ce dernier hocha la tête, anxieux. Le peu qu’ils avaient pu faire pour retenir XANA avait été de lui donner d’autres branches à brûler pour le retarder, et l’arbre qu’ils venaient de dénuder ne leur était plus d’aucun secours.
- Ce ne seraient pas des jets d’eau, là-derrière ? fit Ulrich avec une note d’espoir.
- Si, confirma Jérémie. Les pompiers, ajouta-t-il après s’être haussé pour voir par-dessus les flammes. Mais ça ne servira à rien. D’une ce feu n’est pas un simple feu de bois, mais ce n’est pas totalement un feu d’origine électrique non plus. De deux, il faudrait qu’ils visent le foyer, or...
Jérémie regarda autour de lui : La hauteur des flammes étaient régulière tout le long du cercle, ce qui trahissait le caractère surnaturel de l’incendie. Il n’y avait pas de foyer.
Ulrich s’approcha soudain de la plaque d’égout. Elle était toujours soudée mais, à son grand soulagement, XANA avait renoncé à la maintenir électrifiée. Il se campa fermement au-dessus de la plaque, les jambes de chaque côté, le dos rond, l’empoigna par les trous d’aération et tira dessus de toutes ses forces.
Le disque ne semblait pas vouloir bouger mais Ulrich crut sentir quelques défauts dans la soudure. En tirant sous différents angles, il parvint à localiser les trois points de rupture les plus probables, dont deux suffisamment proches l’un de l’autre pour être exploités par les adolescents.
Des coups résonnèrent sous la plaque.
- Toc toc toc ! J’peux entrer ? Y paraît que vous faîtes une teuf d’enfer là-haut !
- Tu l’as dit ! répliqua Ulrich, soulagé d’entendre Odd. L’ambiance est hyper-chaude ce soir...
- Oh ben ça ! Dis moi comment je peux ouvrir, que je vous rejoigne...
Ulrich vérifia les positions des failles.
- Je veux que tu pousses à fond sur le côté... (Ulrich tenta de se rappeler la position des échelons auxquels étaient suspendus Odd) ... Sur le côté gauche de la plaque. Ca risque de pas être facile pour toi de pousser mais c’est notre seule option.
- Ulrich... commença Jérémie.
L’interpellé se retourna et vit ce que son ami fixait : Un arbre en flammes à moins de cinq mètres d’eux émettait un grincement inquiétant.
- Bon allez Odd, conclut précipitamment Ulrich. A trois ! Un... Deux et... Trois, MMMPH !
Le teint d’Ulrich vira rapidement au rouge écrevisse, la chaleur aidant. Sous la plaque, Odd avait adopté une position pour le moins tordue : la tête en bas, les bras dans le bas du dos, les mains agrippées aux barreaux, ses jambes trop longues repliées contre le disque, le poussant en essayant de les déplier. Un raclement de métal se fit entendre et les genoux de Odd s’ouvrirent légèrement.
Il raffermit la prise de ses doigts aux articulations blanchies pour qu’ils ne lâchassent pas avant la plaque, et décida de ne garder qu’un pied appuyé en permanence contre elle, l’autre tapant furieusement du talon. Chaque coup se voyait récompenser par un grondement sourd et lorsqu’il sentit que la soudure était dans ses derniers retranchements, il replia complètement ses jambes, prit une longue inspiration et...
CLANG !
Ulrich partit en arrière, la plaque toujours maintenue par ses mains exsangues comme si elle s’était dorénavant soudée à lui, ayant juste eu le temps d’apercevoir les deux éclairs dorés des chaussures d’Odd.
- Good Gaaaame ! hurla Odd en guise d’expiration, pivotant sur ses épaules pour reprendre une position normale sur les échelons.
- Jérémie, entre en premier, grouille-toi ! ordonna Ulrich qui reprenait ses esprits.
Le garçon ne se fit pas prier. Odd descendit l’échelle pour permettre à Jérémie de s’engager. Alors qu’il s’accroupissait, un craquement monstrueux retentit. L’arbre enflammé s’abattit à toute vitesse sur le trou du passage, et sur un Jérémie hébété. Ulrich, obéissant à son instinct, se jeta contre Jérémie qui tomba dans le conduit, puis s’écarta d’une roulade du pilier de feu qui s’écrasa sur le sol dans un grand fracas.
En se relevant, il tenta de remettre de l’ordre dans ses idées, et commença par se rendre compte qu’il était maintenant pris au piège. Vint ensuite le fait qu’il venait de jeter Jérémie dans un réduit de trois ou quatre mètres de haut, puis la possibilité qu’il pût s’être fait mal.
Il s’approcha le plus possible du trou bouché par l’arbre :
- Odd ? Jérémie va bien ?
- Tout baigne, fit Jérémie en répondant lui-même, sur un ton légèrement ironique. Odd est arrivé à me rattraper mais le choc l’a quand même déséquilibré, et on a fini dans la flotte...
- T’appelles ça de la flotte, toi ? fit Odd.
- Quoi que ce soit, les interrompit Ulrich d’un ton crispé, vous avez de la chance d’en avoir parce que de mon côté les rafraîchissements sont plutôt rares. Filez à l’usine, ajouta-t-il sans les laisser intervenir. Désactivez la tour, c’est notre meilleure option pour me sortir de là !
- Tiens bon, vieux frère ! cria Odd d’un ton inquiet. Hey, j’y pense ! lança-t-il soudain d’une voix plus malicieuse. OK l’ambiance y est super chaude, mais ta teuf manque de filles ! Pourquoi t’en inviterais pas une ?
- Je vais voir avec elle, assura Ulrich. Cette fois, si on s’en sort, on va devoir l’engager !
- On débattra de ça plus tard, trancha Jérémie. La priorité maintenant, c’est d’aller prêter main-forte à Yumi et Aelita.
- On y va ! conclut Odd.


Le grincement familier de la virtualisation se termina, la laissant suspendue à un mètre de la terre ferme, et elle se rattrapa souplement sur le sol gris du Territoire Montagne.
Sans même lui laisser le temps de se redresser, un laser lui frôla le bras et alla se perdre dans la brume. Instinctivement, elle roula sur le côté en évitant une nouvelle salve plus fournie en tirs, saisit l’éventail rangé dans son dos et l’envoya en direction des monstres, toujours couchée. Une roulade arrière lui permit de s’extirper indemne de la mitraille suivante, et quelques acrobaties plus tard, elle s’autorisa le luxe d’analyser posément la situation, abritée derrière un rocher.
Trois Kankrelats sur sa gauche. Une flottille de Frelions sur sa droite. Et...
D’un revers tant vif que précis de la main, elle envoya son éventail trancher les deux Bloks qu’elle venait d’entendre derrière elle. Comme l’arme décrivait une parabole pour revenir vers elle, elle porta ses mains à ses tempes, s’entourant d’une aura rosée, et dirigea par télékinésie l’éventail sifflant d’impatience vers les Frelions qui se dispersèrent, perdant deux membres de leur équipe dans l’assaut.
Les Kankrelats finirent par contourner le rocher, faisant alors feu de toute leur artillerie... Dans le vide. Leur adversaire avait déjà bondi dans les airs, récupéré son arme en plein vol et abattu les Frelions restants. Les cafards mécaniques furent fauchés par l’éventail avant même d’avoir pu acquérir leur cible.
Enfin seule, sans avoir essuyé aucun tir, Yumi replia son éventail sans toutefois le ranger, repérant des mouvements suspects sur les sentiers qui ne se perdaient pas dans le brume du Territoire. Elle avisa la tour de passage à proximité et se mit à courir dans sa direction.
- Yumi ! s’exclama Aelita, visiblement soulagée, lorsque son amie pénétra dans la bâtisse. Qu’est-ce qu’on fait, on attend les autres ? Les monstres sont trop nombreux...
- On a pas le temps, répliqua sèchement la japonaise. Ils sont dans le pétrin et il faut considérer qu’on ne peut pas compter sur eux. On doit désactiver la tour, viens !
- Nous ne savons même pas où elle est ! insista Aelita, inquiète. Je n’ai pas réussi à la repérer depuis l’interface de cette tour-ci...
- Tu peux suivre les pulsations, non ? réfléchit Yumi, avec tout le calme qu’elle pouvait rassembler. C’est notre seule option, rappela-t-elle en voyant l’elfe virtuelle acquiescer, hésitante.
Ainsi, guidée par Aelita, les Lyokôguerrières sortirent de leur tour et s’engagèrent sur une de ces étroites passerelles suspendues au-dessus du vide du Territoire. Yumi disposa aisément des quelques monstres de petit gabarit que XANA avait laissé sur leur passage, aussi arrivèrent-elles rapidement au point où convergeaient les pulsations.
C’est-à-dire, une plateforme totalement déserte, vierge de toute tour. La seule activité visible était les quelques câbles d’alimentation qui viraient régulièrement au rouge, transportant manifestement les données que XANA envoyait à sa tour infectée.
- Sauf qu’il n’y a pas de tour, maugréa Yumi en regardant partout autour d’elle.
- C’est ahurissant, frémit Aelita. Les impulsions convergent toutes vers cet endroit, c’est à n’y rien comprendre !
Yumi les apercevait aussi, ces déformations du sol qui suivaient le tracé des câbles pour rejoindre le centre de la plateforme. Son impatience se mua en inquiétude lorsqu’elle entendit le pas lourd caractéristique d’un Krabe. Non, de deux Krabes. Quatre, puisqu’il en venait des deux passerelles qui menaient à leur plateau.
La jeune fille serra les dents. Elles étaient encerclées. Elle chercha rapidement un abri pour Aelita : ce qui s’en approchait le plus étaient les câbles épais derrière lesquels elle pourrait se cacher temporairement.
Tant que Yumi retiendrait les monstres de XANA.
- Aelita ? appela-t-elle.
Son amie acquiesça et partit se réfugier. La japonaise déploya son arme et repéra les Krabes en approche. Tendue, elle décida de les laisser engager les hostilités.
Les monstres firent feu à l’instant même où ils percèrent la brume. Surprise, Yumi essuya deux tirs de plein fouet, avant de bondir pour esquiver le reste de la salve. Elle envoya son éventail s’occuper du duo de Krabes sur sa droite, s’aplatit au sol sitôt atterrie, et roula pour éviter la seconde vague de lasers.
Un sifflement monta dans son dos et elle tendit la main pour récupérer son arme, tout en se préparant à enchaîner quelques rondades pour s’extirper du feu nourri des machines. Elle s’interrompit en pleine acrobatie alors que des lasers la devançaient, resta trois bonnes secondes en poirier pour que les Krabes ajustassent leur visée, et s’échappa d’un salto arrière à l’instant où les tirs fusèrent, les laissant s’écraser sur le sol.
Yumi tenta de discerner le nombre de monstres restants en comptant les salves : Elle eut un instant d’hésitation fatale, n’en croyant pas ses estimations. Un tir l’atteignit alors dans le dos. Se rattrapant d’une main agile, elle pivota en pleine chute pour faire face à ses opposants... Qui étaient bien plus nombreux qu’au début de l’affrontement. Elle ne prit pas le temps de les compter, mais discerna trois ou quatre Bloks supplémentaires, et crut voir un escadron de points noirs voleter à l’horizon.
Elle grimaça tout en se jetant entre les pattes d’un Krabe. Même au meilleur de sa forme, elle n’aurait jamais pu battre une telle armada à elle seule. Et les chances de renfort semblaient bien maigres de son côté...
- Mais d’où sortent tous ces monstres ?! s’exclama une voix off familière.
Yumi sourit. « Les choses qui n'ont qu'une chance sur un million de se produire se produisent neuf fois sur dix », disait un auteur d’un de ces livres que Jérémie lui passait de temps à autres. Elle s’autorisa un bref soupir, soulagée d’entendre sa voix.
- Très bonne question ! répliqua alors Yumi en sortant de sa cachette de fortune, laissant deux Bloks s’entre-détruire en tirant une seconde trop tard. Pourquoi t’envoies pas quelqu’un leur demander ? Ils ne sont pas très causants avec moi...
- Je t’envoie Odd illico... Vous avez trouvé la tour ?
Yumi laissa Aelita rapporter les derniers évènements, s’attelant pour sa part à combattre les monstres. Malheureusement, leur nombre rendait les salves presque ininterrompues, ne lui laissant d’autre choix que de se retrancher derrière son éventail qui s’embrasait à chaque laser paré. Malgré ses mouvements précis et efficaces de tai-chi, elle ne parvenait pas à dépasser suffisamment la cadence de tir des sbires de XANA pour pouvoir passer à l’attaque. Elle ne pouvait pas non plus compter sur Aelita pour détruire une portion de terrain et précipiter les monstres dans la Mer Numérique, la perte de Points de Vie aurait été trop importante pour elle.
Elle était acculée, et ne pourrait tenir très longtemps.
- Compris les filles, Odd est déjà dans son scanner, je vais faire mon possible pour localiser la tour.
- Et Ulrich ? demanda Yumi entre deux parades, prise d’un mauvais pressentiment.
- Il est heu... Toujours piégé par XANA, avoua Jérémie, gêné.
Un Krabe profita de sa surprise et le tir qui lui paralysa le bras la désarma. Sautant sur l’occasion, dans tous les sens du terme, pour sortir de son immobilité, elle se jeta sur l’éventail qui avait glissé à deux mètres d’elle, le récupéra et profita de la lenteur de réaction des monstres pour le propulser sur eux.
Trois explosions et deux rondades plus tard, elle récupérait son arme tout en continuant à sautiller pour rester en mouvement. Elle parvint laborieusement à relancer une offensive qui ne fit qu’érafler un Krabe et maugréa :
- Qu’est-ce qu’il fiche Odd, il faut pas trois heures pour se faire virtualiser, que je sache ?
- Il arrive ! Je l’ai envoyé derrière les monstres de XANA, je ne pouvais pas le faire apparaître près de vous !
A une centaine de mètres de là, sur un sentier étroit, Odd courait à vive allure, profitant du fait qu’il arrivait par-derrière les machines pour les expédier par surprise d’un coup de pied énergique vers la Mer Numérique.
- Pas le temps de jouer, Odd ! s’énerva Jérémie. Détruis-les directement avec tes flèches !
- Dis-moi Einstein, toi qu’es si fort en maths, ricana le garçon qui poursuivait ses exécutions, avec dix flèches laser pour cent monstres, combien de monstres pourrai-je tuer ? Tu sais que pendant que j’essaie de rejoindre les filles, y en a déjà d’autres qui s’amènent derrière moi ?
Jérémie soupira. Odd avait raison, il fallait qu’il gardât ses projectiles pour les situations critiques...
Le garçon finit par arriver à la plate-forme où Yumi saturait. L’esquive n’étant plus une option pour elle, elle s’était complètement recroquevillée derrière son éventail.
Odd sourit. Il se lança un défi : débarrasser la place sans décocher une seule flèche laser...
Il prit son élan et bondit, avisa un Blok qui s’apprêtait à tirer devant lui, un Krabe éraflé par l’éventail de Yumi sur sa gauche, atterrit sur le premier dont il dévia le laser par le choc de sa chute, dévirtualisant ainsi le second. Le Blok, confus, n’eut pas le temps de voir ses compagnons mécaniques lui tirer dessus pour atteindre Odd qui s’était déjà envolé, atteignant le cœur d’une escouade de Frelions qui s’entre-déchirèrent en essayant de l’atteindre. Les guêpes restantes furent anéanties par les deux derniers Krabes dont les programmes de visée paniquaient en voyant s’agiter leur ennemi qui semblait être partout à la fois.
Odd se hissa sur la carapace plate d’un des Krabes d’une galipette, prit une brève seconde pour faire le compte des monstres restants - les deux Krabes, quatre Bloks, trois Frelions en approche sur la route par laquelle il était arrivée, cinq Kankrelats sur l’autre route - et en déduisit aisément la meilleure tactique : rester sur le dos du Krabe, à l’abri des tirs.
Un sifflement furieux s’éleva et amena Odd à revoir à la baisse le nombre de Bloks. Yumi récupéra son éventail et avisa le groupe de Frelions en approche. Elle interrogea son compagnon du regard : Elle s’occuperait des monstres volants, lui laissant les Kankrelats.
Quant aux Krabes...
Odd se redressa soudainement, et planta ses griffes dans le signe de XANA dessiné sur la carapace. La machine, affaiblie par ses propres alliés, n’y résista pas et explosa, bousculant son homologue pris par surprise, qui bascula rapidement dans la Mer Numérique une fois aidé par Odd. Il se retourna vers les Kankrelats qui se déployaient en ligne, leur photorécepteur rougeoyant d’un tir qui semblait imminent.
Tendu, il compta deux secondes avant de se propulser dans les airs, laissa les lasers passer sous lui et retomba à quatre pattes. Il franchit les quelques mètres qui les séparaient en galopant, et mit tout son élan dans une glissade qui faucha les Kankrelats avant qu’ils n’eussent pu tirer à nouveau.
Odd se releva et sourit : les bestioles agitaient leurs petites pattes pour se relever. Il en envoya valser trois dans la Mer Numérique du bout du pied, leva la quatrième comme un ballon de football et la propulsa sur la cinquième. Les deux monstres explosèrent simultanément à l’impact.
Derrière lui, un dernier sifflement de l’éventail de Yumi lui confirma que la zone était désormais sûre. Il repéra Aelita qui était cachée derrière les câbles et lui fit signe de sortir.
Les trois Lyokônautes se rassemblèrent, observèrent les environs maintenant calmes et paisibles du Territoire et se souvinrent du problème de la tour.
- Non, je ne la repère toujours pas à votre niveau, fit Jérémie d’un ton intrigué. C’est dingue, les données transitent toutes par l’endroit où vous êtes, mais y a rien du tout !
- Jérémie, il faut que tu la trouves, et vite, insista Yumi. Ulrich est toujours là-bas...
Devant ses écrans, Le génie se mordit les lèvres. Il n’avait en effet reçu aucune nouvelle d’Ulrich... Et un rapide coup d’œil aux caméras du collège lui confirma que l’incendie continuait.
Il s’arrêta de pianoter un instant et se prit la tête à deux mains en soupirant.
« XANA, où as-tu planqué cette fichue tour ? »


Sur Lyokô, la vague jusqu’alors ininterrompue de monstres avait été stoppée. XANA était en proie à des reconfigurations de situations, des simulations de plan B, mais surtout, à une analyse poussée de cette conjoncture inattendue provoquée par l’arrivée de Jérémie et de Odd.
En somme, il était en proie à l’équivalent informatique de l’hésitation.
Jérémie ne tarderait pas à trouver la tour, elle n’était pas réellement cachée, l’adolescent cherchait juste au mauvais endroit. Aelita avait maintenant la garde rapprochée que XANA avait prévue après le début de l’incendie, mais l’intervention de Jérémie changeait tout. Sans lui, Yumi et Odd auraient été dévirtualisés avant de trouver la tour, laissant Aelita vulnérable face à ses monstres. Il aurait de plus été tué dans le bois, ce qui lui aurait retiré une épine considérable du pied.
Le dénouement des nouveaux calculs de XANA était proche. Si ses monstres frappaient dès maintenant, ses opposants avaient une très faible probabilité de trouver la tour avant d’être dévirtualisés et des chances bien plus maigres encore d’y emmener Aelita. En intensifiant l’incendie pendant ce temps, XANA les priverait du seul renfort possible : Ulrich. Et même avec ce dernier, les pourcentages de réussite des Lyokônautes restaient bien maigres.
En fait... Dans toutes les situations dont la probabilité dépassait 60%, les chances de désactivation de la tour n’excédaient pas les 20%. Ces chiffres amenèrent l’Intelligence Artificielle à ressentir l’équivalent informatique d’un soulagement mêlé de satisfaction : La plupart des messages d’alerte se turent d’eux-mêmes et les seuls programmes qui s’activèrent désormais furent des instructions destinées aux monstres.
L’assaut allait reprendre comme si de rien n’avait été.


L’ambiance était assez chaotique, dans la cour du collège Kadic. Les professeurs tentaient avec courage de faire l’appel au milieu de la cohue, alors que leurs élèves rejoignaient leurs camarades d’autres classes pour partager leur impression. Derrière eux, les sapeurs pompiers lâchaient des trombes d’eau sur le bois en feu, sans vraiment parvenir à le faire régresser.
- Yumi Ishiyama ? demanda Mme Meyer, qui repérait d’ordinaire facilement ses élèves sans qu’ils eussent besoin de se signaler. Yumi ?
La note d’hésitation du second appel intrigua Natalie. Un rapide regard circulaire confirma ses soupçons : la jeune fille n’était pas là. Et cette impression tenace de connaître la raison à cela, mais de l’avoir oubliée... Le bourdonnement de son téléphone interrompit ses réflexions. Elle regarda le numéro qui s’affichait à l’écran : Il ne lui évoquait rien. Jetant un dernier coup d’œil au professeur, elle s’éloigna quelque peu de la foule et décrocha.
- Qui est à l’appareil ? commença-t-elle pour découvrir qui pouvait bien connaître son numéro.
- Ulrich Stern, répondit l’autre d’un ton un peu surpris par la question.
Un crépitement sonore couvrait la voix du garçon. Une image s’imposa à l’esprit de Natalie : Un adolescent plutôt courtaud, brun, habillé en vert. Un des élèves qui traînaient avec ce Odd...
Des deux questions qui lui vinrent à l’esprit - comment avait-il eu son numéro, et pourquoi avait-elle l’impression de le connaître sans jamais avoir entendu son nom - elle n’en posa aucune. Ce qui permit à Ulrich de poursuivre :
- Je suis dans le bois, en plein cœur de l’incendie et j’ai besoin d’aide, énuméra-t-il.
- Les pompiers sont... entama-t-elle.
- Ils n’y arriveront pas, l’interrompit-il d’un ton catégorique. Ce feu n’est pas naturel - je te réexpliquerai plus tard, ça chauffe un peu trop de mon côté...
Réexpliquer ?
- Je dois sortir d’ici discrètement, là où personne ne regardera. J’ai déjà un plan, est-ce que tu peux m’aider ?
Elle se mit à réfléchir très vite. Même si la confiance qu’il plaçait en elle était étrange, d’une part, il avait besoin d’aide, et d’autre part...
D’autre part, il avait peut-être les réponses à ses questions.
- Qu’est-ce que je dois faire ?
- Pour le moment, rejoindre le bâtiment des sciences et grimper jusqu’au toit. Rappelle-moi quand tu y seras.
Conscient que ces instructions lui paraissaient sûrement étranges, Ulrich raccrocha. Il se souvint du jour où XANA s’était emparé d’un satellite militaire grâce à l’antenne relais du collège. Jérémie et lui étaient venus l’examiner, et Ulrich avait noté la présence d’une lance à incendie. Ce plan était tout sauf parfait, mais c’était sa seule option...
Il jeta un œil par-dessus le mur de flammes. XANA avait étendu l’incendie dans tout le petit bois... Mais rien ne brûlait aussi vite qu’à l’intérieur de l’anneau de feu dans lequel il était piégé.
Il avisa un arbre dans une section encore épargnée de la forêt, qui faisait face au bâtiment des sciences. Sans plus attendre, il grimpa à celui que Jérémie et lui avaient dépouillé de ses branches, et attendit que le piège se refermât autour de lui. Bientôt les flammes furent à moins d’un mètre de son perchoir...
Il se força à dominer son vertige et sauta par-dessus le mur de feu. La chaleur qui lui lécha les jambes lui fit faire des mouvements incontrôlés et il se réceptionna assez mal derrière le rempart ardent.
Il se releva en grimaçant, sa cheville droite semblant d’être foulée. Il fit le point sur sa nouvelle situation : Il se trouvait dans un nouveau cercle de feu, mais disposait de nettement plus d’espace et surtout, il faisait beaucoup moins chaud.
Pour l’instant.
Son téléphone vibra. Il décrocha immédiatement et jeta un coup d’œil au toit du bâtiment : une silhouette indistincte était penchée contre la balustrade.
- Je suis sur le toit, confirma Natalie. Et je crois que je te vois. C’est quoi la suite du plan ?
- Tu dois avoir une lance à incendie quelque part sur ta droite, déclara Ulrich.
- Vue, répondit la jeune fille. Je croyais que ça ne servirait à rien d’essayer d’éteindre les flammes ?
- Tout à fait. Tu vois l’arbre qui n’a pas encore brûlé près de moi ?
Sans attendre de confirmation, il s’y précipita et grimpa aussi haut que les branches supportèrent son poids.
- Voilà mon plan, annonça Ulrich. Tu me lances le tuyau, je l’attrape et je remonte. OK ?
- Quel plan ! railla Natalie. Ce truc va chuter à la verticale, il ne t’atteindra jamais.
- Tu as plusieurs essais, répliqua-t-il calmement en voyant les flammes encore loin de lui.
- C’est de la folie, conclut-elle. Mais je marche.
Elle raccrocha et Ulrich observa la silhouette en haut du toit. Les premiers essais furent effectivement peu concluant : La lance retombait à peine à dix mètres du bâtiment. Alors que l’incendie gagnait du terrain, Natalie parvint à expédier le tuyau juste derrière le mur de feu. Ulrich descendit de son perchoir, attrapa le tube et grimpa à nouveau au sommet de l’arbre. Il noua l’extrémité au tronc, croisa ses jambes autour de la lance, se glissa en-dessous d’elle et commença la remontée à la force de ses bras.
Il parvint rapidement hors du bois en flammes. Malheureusement, il était à cinq mètres au-dessus du sol et descendre maintenant aurait été suicidaire. S’efforçant justement de ne pas regarder le sol, il fixa le sommet du bâtiment et la jeune fille qui tenait fermement la lance, apparemment assez peu confiante en la résistance de l’objet.
Ce fut elle qui, la première, aperçut l’arbre sur lequel était attaché le tuyau s’enflammer. Le tronc émit une plainte sinistre et se sépara en deux, la partie supérieure basculant soudain, entraînée par le câble, vers le bâtiment. Les flammes restées sur la partie inférieure du tronc s’animèrent d’une façon étrange : Elle bondirent, fusèrent comme des furets dorés pour s’agripper à la partie supérieure qui s’échappait. Natalie n’avait pas souvent vu d’incendie, mais elle était à peu près sûre que ce n’était un comportement normal venant d’une flamme.
Ulrich était à mi-hauteur de la lance lorsqu’il percuta le bâtiment. Il se remit promptement et en profita pour assurer sa prise en posant les pieds sur la façade. Derrière lui, le tronc se consumait rapidement et bientôt ce fut l’extrémité de la lance qui s’alluma comme une mèche de dynamite, remontant doucement vers le garçon.
L’adolescente compara les vitesses d’Ulrich et des flammes : Il n’atteindrait jamais le toit à temps. Elle chercha fébrilement un plan et avisa la vanne d’arrivée d’eau de la lance. Conquise par l’idée, elle se pencha à la balustrade et avertit Ulrich :
- Accroche-toi ! J’ouvre la vanne !
Il mit un certain temps à comprendre, ainsi lorsque le tuyau se gonfla, ses doigts le trahirent et il glissa sur un bon mètre avant d’assurer à nouveau sa prise. Il entendit une rumeur sifflante sous lui et une vapeur blanche l’accompagna lorsqu’il grimpa les derniers mètres.
Arrivé au sommet, il s’étala à plat dos sur le sol froid, harassé. Il souffla un « Merci » à Natalie qui le dévisageait d’une manière étrange. Ses yeux gris luirent d’un bleu pâle lorsqu’elle répondit :
- De rien. Maintenant tu m’expliques ce que c’est que cet incendie, comment ton pote connaissait mon nom, comment tu as trouvé mon numéro, et pourquoi j’ai l’impression de vous avoir tous déjà vu.


Dans la foule désordonnée qui observait les progrès apparemment inexorables de l’incendie, personne ne prêta beaucoup d’attention aux deux élèves qui s’engagèrent dans la chaufferie pour rejoindre les égouts. L’un d’eux sortit son portable et, tandis qu’ils prenaient la route qui menait à la vieille usine désaffectée, engagea une conversation qui n’était pas faite pour éclairer son compagnon.
- Jérémie, je me suis échappé grâce à Nat. Quoi de neuf de votre côté ?
- Rien de bon, grommela l’autre. Je n’arrive pas à trouver la tour, c’est dingue... Mais maintenant que tu t’en es tiré, on a tout notre temps. Il faut juste espérer que XANA ait épuisé ses monstres...
- Il y en a eu beaucoup ?
- Plus que ça. Ecoute, rapplique à l’usine. J’ai un mauvais pressentiment, XANA me laisse trop de temps pour trouver cette tour, ses renforts ne vont pas tarder.
- Hé, intervint Natalie, qui ne pouvait rester silencieuse plus longtemps. Tu me devais pas des explications ? C’est qui XANA ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de monstres ? Et de quelle tour vous parlez ?
Ulrich regretta d’avoir mis le haut-parleur...
- Jérémie, tu veux pas lui réexpliquer ? Tout lui reraconter, j’ai vraiment la flemme...
- Pas si vite Ulrich ! rétorqua le génie. OK la dernière fois c’était toi et Yumi, mais les deux premières fois, qui est-ce qui s’en est chargé, rappelle-moi ? Chacun son tour, et d’ailleurs, je dois chercher la mienne, de tour. Belpois, terminé.
L’adolescent eut un sourire ironique en entendant le ton sec de son ami. Il jeta un bref regard à Natalie, que cette dernière réplique intriguait trop pour qu’elle posât de nouvelles questions, et prit son souffle. Par où commencer ? ...
- XANA, fit-il lentement, est une sorte d’IA que Jérémie a réactivé par hasard dans les sous-sols de l’usine. Sans qu’on sache trop pourquoi, il a décidé de nous éliminer, on pense que c’est pour que personne ne soit au courant de son existence.
- Comment s’y prend-il pour déchaîner des trucs pareils ? demanda Natalie en regardant la fumée noire qui s’élevait derrière eux dans le ciel.
- Electromagnétisme, ou quelque chose comme ça, répondit-il d’un ton évasif. Jérémie t’expliquerait ça mieux que moi...
« Jérémie ». Petit, blond, portant des lunettes, et habillé en bleu. C’était ainsi qu’elle se le représentait, sans qu’elle sût trop où elle l’avait déjà vu.
- Et comment vous comptez l’arrêter ?
- L’arrêter, c’est pas le problème. Pour ça, il suffirait de retourner dans les sous-niveaux de l’usine, de débrancher le Supercalculateur qui abrite XANA, et on en serait débarrassé.
- ... Mais ?
- Cet ordinateur gère également un monde virtuel, genre serveur online d’Ultimate Blaster un Lundi matin. Désert, quoi, précisa-t-il en voyant le regard perplexe de Natalie. Enfin, presque désert. Jérémie y a trouvé une fille en quelque sorte prisonnière de ce monde - appelé Lyokô.
- Aelita... prononça-t-elle doucement sans trop savoir ce qu’elle disait.
Quelque chose semblait se dévoiler peu à peu dans son esprit, comme si elle retrouvait des pièces de puzzle qu’elle croyait avoir perdues, alors qu’elle les avait simplement gardées dans sa main...
- Exact, poursuivit Ulrich d’un ton un peu étonné. Jérémie s’acharne à concevoir un programme pour la matérialiser ici, sur Terre. Et en attendant, comme on ne peut pas couper le Supercalculateur, on subit les attaques de XANA.
- Et personne ne se rend compte de votre petit manège ? La police ne soupçonne pas l’origine des attaques ?
- On ne lui laisse pas le temps de soupçonner quoi que ce soit. Quand XANA nous attaque, il active une tour sur Lyokô. C’est un peu comme...
Ulrich hésita, puis fit « non » de la tête.
- Là encore, Jérémie t’expliquerait ça mieux que moi. Bref, pendant qu’il cherche à nous éliminer ici, il envoie une escouade de monstres protéger sa tour. Le seul moyen de l’arrêter est de permettre à Aelita de pénétrer à l’intérieur pour qu’elle entre le code LYOKO. Seulement comme elle n’a presque rien pour se défendre, pendant que certains d’entre nous restent sur Terre pour limiter la casse - ou parce qu’ils ont été piégés -, d’autres vont sur Lyokô pour lui libérer le passage...
- C’est... C’est un peu dur à avaler, l’interrompit Natalie. Mais comment se fait-il que personne ne vous ait jamais vus ?
- J’y venais. Une fois la tour désactivée par Aelita, Jérémie lance un programme du Supercalculateur, le Retour vers le Passé... Et personne ne se souvient plus de rien.
Elle aurait pu lui rire au nez. Elle aurait aussi pu se lancer dans une tirade ironique pour lui faire comprendre que ses élucubrations avaient franchi la limite du crédible.
Au lieu de cela, elle le regarda avec des yeux ronds.
Un retour dans le temps... Des moments de cette étrange journée lui revinrent alors. Ulrich et Jérémie se disputant pour savoir qui d’entre eux deux lui « réexpliquerait ». Son numéro de téléphone qu’il connaissait sans qu’elle sût comment. Et toutes ces impressions de déjà-vu...
Elle frissonna en se rappelant la discussion qu’elle avait eue avec Odd au sujet d’une « dette ». Et la confiance que Ulrich lui avait témoignée pour le sortir de l’incendie...
- Qu’est-ce qu’il s’est passé avant les Retours dans le Passé les plus récents ? demanda vivement Natalie.
- XANA a été assez agressif aujourd’hui, raconta Ulrich. C’est la troisième attaque qui a lieu dans la même journée. Et à chacune d’entre elle, tu es venue aider ceux d’entre nous qui étaient piégés. C’est pour ça que j’ai tout de suite pensé à toi pendant l’incendie.
Il attendit sa réaction, mais elle ne venait pas. Il rajouta alors :
- Désolé si tout ça t’a paru un peu brusque.
- Non, c’est bon... fit-elle lentement. Au moins maintenant c’est clair. Mais attends un peu, dit-elle d’un ton plus vif, ça veut dire qu’après cette attaque, je ne me souviendrais plus de rien à nouveau ?
- C’est justement ce dont on discutait ce matin - après les trois retours dans le temps, je veux dire -, et on était plutôt d’avis de te faire faire partie du... De te demander si tu voulais faire partie du groupe, corrigea Ulrich.
Natalie ne répondit pas. Elle avait un avis bien arrêté sur la question, mais quitte à l’exprimer, autant que ce fût devant toute la bande.
- Voilà, dit-il simplement alors qu’ils s’engageaient sur le pont qui menait à l’usine. Ca répond à tes questions ?


Le silence pesant du Territoire des Montagnes était presque angoissant, troublé uniquement par les pulsations qui continuaient d’affluer aux pieds des Lyokônautes.
Et par les soupirs exaspérés de Odd.
- Bon, Jérémie, c’est pas qu’on s’ennuie, mais presque ! se plaignit-il.
- Tais-toi et surveille les environs, répliqua sèchement Yumi alors que Jérémie ne se donnait même pas la peine de répondre. Ils peuvent revenir à n’importe quel moment.
Odd fit une grimace moqueuse dans le dos de la geisha virtuelle, puis commença à faire les cent pas. Il s’approcha du bord de la plate-forme, et scruta les nuages épais qui stagnaient en-dessous.
Lentement, le brouillard tournoyait dans un mouvement hypnotique, et tandis qu’il luttait pour comprendre ce qui lui arrivait, une vive lumière blanche l’aveugla. Un cri continu retentit quelque part dans sa tête et il vit des images floues, recouvertes d’un voile de brume jaunâtre...
Le visage stupéfait d’Aelita. Ses yeux abasourdis fixant quelque chose en face d’elle. Le vide nuageux qui s’étendait sous elle, dans lequel elle tombait, de plus en plus vite... Et devant elle, les grosses mains griffues de Odd, tendues comme si... il l’avait... poussée ?
« AELITA !! » s’entendit-il hurler.
- Odd ? Qu’est-ce qui t’arrive ? répondit une voix lointaine.
Une nouvelle lueur aveuglante, et la sensation d’être violemment tiré en arrière.
Il se réveilla avec un hoquet de surprise. Il regarda autour de lui : Yumi et Aelita l’avaient éloigné du bord de la plate-forme et le tenaient par les épaules, arborant une mine préoccupée.
- Ca va Odd ? fit Yumi en agitant une main devant ses yeux. Qu’est-ce que tu as vu ?
Le garçon secoua la tête. Décidément, son pouvoir d’anticipation n’était pas le plus reposant parmi ceux qu’avaient les Lyokônautes...
- Aelita tombant dans la Mer Numérique, dit-il machinalement. Mais cette fois...
Il s’interrompit, ne sachant pas, ou ne préférant pas savoir, ce que signifiait l’image de ses mains tendues. Il regarda Yumi dans les yeux et lui fit signe d’oublier.
Dans la seconde qui suivit, l’enfer se déchaîna. Un mur de feu perça la brume derrière la japonaise et s’abattit sur elle, la dévirtualisant sur le champ. Les réflexes de Odd se remirent en route et il bondit en avant, attrapant au passage la main d’Aelita qui se laissa entraîner vers les câbles sans avoir le temps de dire quoi que ce fût. De nouveaux tirs de Méga-Tank surgirent et Odd enchaîna les sauts périlleux, essayant tant bien que mal de sauver Aelita des faisceaux mortels qui fusaient vers eux en salves ininterrompues.
Il finit par abriter son amie, et les monstres choisirent ce moment précis pour stopper leurs tirs. Odd revint en plein cœur de la plate-forme, et jeta un coup d’œil circulaire aux environs : Le brouillard qui tombait sur les passerelles ne laissait rien transparaître, mais il entendait clairement les machines sphériques roulant pour se mettre en position autour de lui.
Il attendit encore, et le silence revint... Un bourdonnement sourd monta, les Méga-Tanks chargeaient leur tir...
Les grincements simultanés des monstres ouvrant leur blindage pour tirer le firent passer à l’action. Il tendit son poing et décocha deux projectiles vers ce qu’il estimait être le Méga-Tank le plus proche. Dans le déferlement des faisceaux hémisphériques, il entendit clairement une des fléchettes heurter durement la coque métallique, et l’autre se ficher avec un son mat dans l’œil-cible de la machine. Une explosion survint et lui confirma la justesse de son tir.
Odd observa les murs de feu s’étendant autour de lui et se rendit compte d’une chose : Les Méga-Tanks aussi visaient à l’aveuglette. Il sourit intérieurement en espérant que la chance serait une fois de plus de son côté... Mais il n’avait pas assez de fléchettes pour se permettre d’en gaspiller.
- Jérémie, tu peux me dire combien de Tanks j’ai autour de moi ? interrogea-t-il alors qu’un nouveau bourdonnement s’amplifiait.
- J’en compte encore cinq, deux sur ta gauche et trois devant toi. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Moi ? Je sais pas. Peut-être qu’Aelita pourrait prier pour moi...
- Hors de question, Odd. Aelita ne peut pas se permettre de perdre autant de PV.
Le garçon grogna et esquiva avec habileté les nouvelles salves.
- Jérémie, je ne peux pas me battre contre cinq Méga-Tanks ! J’ai vraiment besoin d’un coup de main !
- Ulrich est en route, répondit fermement Jérémie. Il va bientôt arriver
Odd se retourna vers Aelita et haussa les sourcils d’un air exaspéré. Elle acquiesça et se prépara à invoquer son pouvoir...





Deux faisceaux rougeoyants le heurtèrent de plein fouet alors qu’il reportait son attention sur les monstres : Il avait mésestimé la vitesse de leur recharge... Il fut jeté au bord de la plate-forme, juste à côté d’Aelita. Sonné, il regarda la brume qui stagnait sous le plateau... Il sentit que ses pieds commençaient à disparaître... Curieux, ce halo rouge qu’il croyait apercevoir entre les nuages... Ses genoux et sa queue de chat étaient déjà dévirtualisés... Et les pulsations qui convergeaient vers le centre de la plate-forme, où allaient-elles ? Ses jambes avaient maintenant disparu...
Un éclair de lucidité le traversa. Sans même essayer de se relever, il agrippa Aelita par le bras, l’attira à lui et alors qu’elle commençait à protester, la poussa sans ménagement dans le vide numérique. L’incrédulité se lisait dans son regard... Odd entendit vaguement Jérémie crier, vit ses propres mains tendues devant lui, devenir transparentes et partir en poussières virtuelles... Il fut soudain plongé dans le noir, se sentit happé par une force irrésistible qui le tirait en arrière, vite, toujours plus vite... Avant d’être brusquement freiné et écrasé par la gravité terrestre. La porte du scanner s’ouvrit et il s’effondra sur le sol, exténué.
La dévirtualisation était une épreuve pénible, mais lorsqu’elle était due à deux tirs de Méga-Tank simultanés, elle était à la limite du tolérable.
Il se releva au bout d’une minute, pantelant, et appela le monte-charge qui l’emmena au laboratoire où Jérémie et Yumi fixaient l’ordinateur de contrôle avec une mine anxieuse.
Tout en pianotant sur son clavier et sans même regarder Odd, Jérémie lâcha alors :
- Odd, tu te souviens de ce jour où j’hésitais entre « génie » et « crétin » pour te qualifier ?
- Ouaip, et tu avais finalement opter pour « génial crétin », non ?
- Oublie ça. Tu es un véritable génie, le plus dingue que je connaisse, mais un génie quand même.
- Ravi de l’apprendre, marmonna-t-il en s’approchant des écrans. Où en est Aelita ?
- Elle a perdu une trentaine de PV dans la chute, mais normalement elle devrait bientôt...
- Jérémie ! intervint l’intéressée. J’ai la tour en visu !
- Formidable ! répondit le garçon. Tu vois des monstres autour de toi ?
Une vague de sonneries d’alerte répondit à sa place. Des environs de la tour déboulèrent des cohortes de Kankrelats, appuyés par une dizaine de Krabes.
- Mince, siffla Jérémie. Moi qui pensais que XANA avait concentré ses effectifs sur vous... Il en a gardé un paquet pour défendre sa tour !
Alors qu’il finissait sa phrase, les portes du monte-charge coulissèrent dans un soupir métallique, laissant apparaître Ulrich et Natalie.
- Heu, y a personne sur Lyokô pour aider Aelita ? s’étonna Ulrich en voyant Odd et Yumi groupés autour de Jérémie.
- Si, toi, et ASAP. File aux scanners, les monstres étant encore loin de sa position, je devrais pouvoir te virtualiser pas trop loin d’elle.
Ulrich fit un geste pour inviter Natalie à sortir de l’ascenseur. Les volets se refermèrent et elle s’approcha de la bande, hésitante.
- Ca va être serré, grinça Yumi. La vingtaine de Kankrelats seule, il aurait pu se la faire... A la limite, même les Krabes... Mais les deux en même temps ?
Natalie observa l’écran principal : Sur une carte radar en 3D, des dizaines de points rouges progressaient lentement vers un unique point jaune.
- Et il se passe quoi si il est mis KO ? intervint-elle timidement.
- Il est dévirtualisé et revient ici, répondit Jérémie. Mais ce n’est pas le cas d’Aelita, car elle n’a pas de forme matérialisable. Si elle est tuée par les monstres... Elle...
Il se mordit les lèvres d’un air angoissé, et elle comprit que ce moment lui semblait plus proche que jamais.
- Je suis dans le scanner, Jérémie, lança la voix off d’Ulrich.
- Compris, je lance la procédure... Transfert, Ulrich...
Des données défilèrent à toute vitesse sur les trois écrans.
- Scanner, Ulrich...
Une représentation 3D transparente du garçon, ainsi qu’une carte grisée semblable aux cartes à jouer des cours de récréation, apparurent alors. La carte prit progressivement des couleurs pendant que l’image 3D se teintait de vert. Lorsque les deux furent complètement colorés, Jérémie pressa la touche « Entrer » tout en concluant :
- Virtualisation.
Et tandis que Natalie essayait d’imaginer ce qui arrivait à Ulrich à cet instant précis, ce dernier disparaissait du scanner pour émerger dans Lyokô...


Dès lors qu’il sentit la terre ferme sous ses pieds, il chercha la garde de son arme quelque part contre sa hanche et la dégaina sans attendre. Une brève inspection des environs lui permit de déterminer ses objectifs : Progresser jusqu’à la tour à une centaine de mètres devant lui, protéger Aelita qui était abritée derrière un rocher juste derrière lui...
Et éliminer l’armée de machines qui cheminait vers eux à cinquante mètres. Ulrich grimaça : Il ne s’était pas attendu à un tel débarquement.
Quelques Kankrelats audacieux lancèrent des salves maladroites et tout en parant avec son sabre celles qui passaient trop près de lui, il réfléchit rapidement : Les cafards mécaniques, vu leur nombre, se détruiraient eux-mêmes en essayant de l’atteindre, mieux valait donc s’occuper des gigantesques Krabes qui marchaient derrière eux. Trois lignes de cinq Kankrelats séparaient Ulrich des monstres imposants, aussi la manœuvre ne se ferait-elle pas sans perte de PV... Mais devait-il lancer dès maintenant son Triplicata pour leurrer l’ennemi ? Sûrement pas. Tout mauvais tireurs qu’ils étaient, les monstres détruiraient ses doubles avant qu’il pût s’approcher suffisamment.
- Bon Ulrich, c’est quand tu veux, s’inquiéta Jérémie en voyant les sbires de XANA se rapprocher. Tu comptais les inviter à déjeuner ?
- Ouais, répondit l’autre, soudain tendu. Et tu connais le menu ?
Il se mit en position de sprinteur avant un départ.
- C’est « Ecrevisses sur lit de blattes en rondelles » ! fit-il finalement.
Ulrich partit alors à toute vitesse, laissant une traînée de lumière jaune derrière lui.
Devant les écrans du labo, Odd commenta quelques secondes après que le combat fût engagé :
- Ce garçon a un bon coup de fourchette, en tout cas...
- Vous sortez souvent des blagues comme ça ? demanda innocemment Natalie.
- Plus la situation est critique et plus leurs jeux de mots sont vaseux, concéda Yumi, qui restait toutefois rivée sur l’unique point vert affrontant la marée de points rouges sur la carte 3D.
Natalie regarda brièvement la « carte de jeu » d’Ulrich, qui clignotait régulièrement, provoquant à chaque fois une baisse d’un nombre qui devait être les Points de Vie. La fréquence de perte de PV ne semblait pas alarmante, mais elle l’était on la comparait avec la vitesse de disparition des monstres.
- Il n’y arrivera pas, déclara simplement Odd après une minute de silence. Je veux dire, c’est pas qu’il se débrouille mal - il est même meilleur que moi dans mes bons jours - mais là... Il a perdu une quarantaine de Points de Vie, en ayant abattu seulement six Krabes et une pincée de Kankrelats ! Soixante-dix PV contre quatre Krabes et quinze Kankrelats, ça me semble assez chaud...
- Evidemment, pour un spécialiste du gaspillage de PV comme toi... grinça Yumi que l’inquiétude rendait acerbe.
- Et euh, si je peux me permettre, dans ces cas-là, vous faîtes quoi ? intervint Natalie.
Tous prirent une expression gênée. Elle devina que la réponse n’allait sûrement pas lui plaire.
- On n’a jamais connu de cas comme ça, articula lentement Jérémie. Si Ulrich est dévirtualisé...
- Au pire, supposa Odd, Aelita peut sa cacher jusqu’à ce qu’on puisse à nouveau aller sur Lyokô...
- Impossible ! On ne connaît même pas le délai exact avant la virtualisation suivante ! Et s’il était de vingt-quatre heures ? Aelita ne tiendra jamais jusque-là...
- Jérémie, repli stratégique, cria la voix off d’Ulrich. Ils continuent d’avancer pendant que je les trucide, ils en ont après Aelita ! Je l’emmène en lieu sûr et je repars les retarder après !
- Comment ça, « les retarder » ? s’alarma Jérémie.
- Odd a raison, je ne peux pas me les faire à moi tout seul ! Trouve-moi une intersection pas trop loin d’ici, j’attirerai les monstres dans une direction pendant qu’Aelita se planquera sur l’autre route. Elle rejoindra la tour quand elle aura le champ libre !
- J’y ai déjà pensé, répondit le garçon, de plus en plus nerveux. La plate-forme sur laquelle vous vous situez n’a pas d’intersections, c’est une longue bande sinueuse avec la tour d’un côté et un plateau de l’autre !
Ulrich grommela, tant à cause de ce que venait de révéler Jérémie que parce qu’un tir - sûrement de Krabe, vu le choc qu’il avait senti - l’avait atteint dans le dos. Il s’abrita derrière le rocher d’Aelita et souffla profondément.
- Ils en sont où ? demanda Ulrich à son amie qui guettait les monstres.
- Une vingtaine de mètres environ. Ulrich, fit-elle soudain avec gravité, je peux toujours utiliser mon pouvoir pour faire disparaître un pan de sol sous eux et en précipiter une bonne partie dans la Mer Numérique !
- Et perdre la moitié de tes PV ? Non, non, trop risqué. Je suis pas XANA..., avoua-t-il en essayant d’apercevoir la tour et ses environs, ... Mais si c’était le cas, j’aurais pas envoyé tous mes monstres à la fois. Je suis certain qu’il en a encore au moins un près de la tour. Et vu que je suis pas sûr de pouvoir t’accompagner jusque là-bas...
Les pas lourds des Krabes parurent alors un peu trop près au goût d’Ulrich, qui décida de quitter les lieux. Il attrapa Aelita et ils s’éloignèrent des monstres, qui ne se pressèrent pas pour les suivre, sachant sans doute que la passerelle se terminait en impasse.
- Quarante Points de Vie, marmonna Jérémie qui sombrait dans l'angoisse. Quarante PV, quatre Krabes et treize Kankrelats. Et pas d’issue. C’est pas bon, c’est pas bon du tout...
- Bon, bah on va devoir faire une demande de renfort, là, nota Odd d’une voix étrange.
- Je croyais que vous ne pouviez plus y aller, dit Natalie d’un ton absent, les yeux toujours rivés vers la carte 3D.
Un silence gênant s’installa, et un frisson glacé incita la jeune fille à se tourner vers la bande...
Qui la fixait avec un regard qu’elle n’était pas sûre d’apprécier.
Le silence persista, et comme le groupe continuait à la dévisager, elle avança prudemment :
- Vous... seriez pas en train de... D’insinuer que...
- On l’insinue pas, on le sous-entend juste de manière assez maladroite en te regardant avec un air abruti, précisa Odd en regardant ses compagnons.
- Ah. Vous voudriez que je rentre là-dedans ? conclut Natalie en pointant les écrans du doigt.
Ils acquiescèrent en silence, Jérémie un peu plus vivement, une certaine appréhension dans les yeux.
- OK... Et vous avez pas un peu l’impression de me forcer la main ?
- Bah, pour nous, c’est... fit Odd en hésitant. Voilà notre point de vue : Ca fait quatre fois que tu nous donnes un coup de main, et qu’on est obligé de tout te faire oublier à chaque Retour dans le Passé pour que tu reviennes nous aider le lendemain. Et à chaque fois qu’on en a discuté, t’avais l’air plutôt motivée pour faire partie du groupe... Alors on se dit... Que c’est l’occasion.
- Ravi de l’entendre. Voilà mon point de vue : Je débarque tout juste de Russie et je me retrouve mêlée à des histoires hallucinantes de monde virtuel, d’Intelligence Artificielle génocideuse, de, de... de trucs dont j’ai même pas cherché à être au courant, juste parce que j’ai aidé un type à se sortir d’un incendie. Et comme par hasard, je devrais aller... dans ce monde ?
Elle rassembla péniblement ses arguments, paniquée par ce qu’ils attendaient d’elle.
- Le problème, c’est même pas que je ne veuille pas y aller, que votre truc virtuel me fiche la trouille ! C’est qu’une fois dedans, vous pensez quand même pas que tout va s’arranger, que je vais vous sauver la mise comme par miracle ? Je sais même pas à quoi ça ressemble, votre truc ! Je vais m’y faire dé... dévirtruquée en moins de deux secondes !
Elle n’avait pas regardé Jérémie durant son monologue, s’adressant directement à Yumi et Odd. Mais lorsqu’elle croisa son regard, tout son raisonnement partit en fumée : Il se tordait les doigts d’anxiété, et semblait sur le point de fondre en larmes.
- Aelita... souffla-t-il péniblement. Elle a besoin d’aide Natalie... Je, je peux pas la perdre...
L’adolescente resta figée, une boule dans la gorge. Elle comprenait maintenant pourquoi ils avaient cru qu’elle serait d’accord, pourquoi elle leur avait semblé « motivée », comme disait Odd, les fois précédentes...
Parce qu’une vie était en jeu. Ils n’avaient pas mérité leur situation, ils n’avaient pas demandé à ce que XANA les harcelât depuis tout ce temps. Ils essayaient juste de sauver Aelita... Et c’était ce qui l’avait convaincue... « Non », corrigea-t-elle mentalement. Ce qui la convainquait de les aider.
Elle prit une profonde inspiration et soupira. Les mots qu’elle avait échangés avec Ulrich quelques temps plus tôt lui revinrent à l’esprit : « C’est de la folie... Mais je marche. »
- OK. Je vais vous aider.
Bien que les visages de Yumi et Odd s’éclairassent à ces paroles, ce fut sans doute l’expression de Jérémie qui changea de la manière la plus spectaculaire. Il se retourna vers son clavier et se mit à pianoter comme un fou :
- Ca marche ! Je fais chauffer ton scanner.
- Ouais, mais seulement pour cette fois, c’est compris ? rectifia-t-elle aussitôt en voyant les sourires entendus de ses deux compagnons.
Elle commença à se diriger vers le monte-charge, mais se retourna vers Yumi qui échangeait un « Tope-là ! » avec Odd.
- Y a quelqu’un pour m’expliquer comment marchent les scanners... Et le monte-charge, tant qu’à faire ?
La japonaise l’accompagna jusqu’à l’élévateur et l’emmena à l’étage inférieur. Lorsque Natalie comprit que le terme « scanner » désignait un caisson vertical d’à peine deux mètres cube, elle eut un bref mouvement de recul, mais se reprit immédiatement sous le regard de Yumi.
- Bon, fit-elle en rentrant avec une démarche assez robotique dans le dernier des trois scanners. Des conseils ?
- Bras le long du corps. Bouge pas trop. Garde les yeux fermés, la lumière est assez violente, résuma sobrement Yumi.
- Tant mieux, j’aurais eu peur, enfermée toute seule dans le noir, grinça Natalie avec ironie.
- Et ne t’inquiète pas. La virtualisation est relativement supportable... Comparée à la dévirtualisation.
- Prête ? intervint la voix off de Jérémie. Je lance la procédure... Transfert, Natalie...
Les portes se refermèrent sur elle. Des cliquetis se firent entendre dans la cabine...
- Scanner, Natalie...
Le caisson vibra assez violemment, si bien qu’elle eût l’impression de ne plus sentir le sol sous ses pieds. Elle était presque certaine d’être décollée du plancher... Mais n’avait pas l’intention de le vérifier, gardant les yeux résolument clos. Un bourdonnement monta, amplifiant les vibrations du scanner.
- Virtualisation.
Le grondement se changea en trille suraiguë, tandis qu’une bouffée d’air chaud soulevait ses cheveux...
Ses sensations furent obscurcies jusqu’à ce qu’elle n’eût plus conscience de son propre corps, elle se sentit emportée à toute vitesse comme une eau coulant le long d’un câble sinueux, et brusquement, tout s’arrêta.
Un blanc dura le temps d’une infinie seconde. Puis l’ouïe fut le premier sens qui recommença à fonctionner, alors qu’une plainte grésillante retentissait autour d’elle. Ses membres lui pesèrent à nouveau avec un poids rassurant, mais une certaine appréhension la traversa quand elle ne sentit rien de ferme sous ses pieds...
Elle ouvrit soudain les yeux pour se rendre compte que le sol se trouvait deux mètres sous elle, et elle chuta, se réceptionnant maladroitement à quatre pattes.
- Et ça, j’aurais pas pu en être avertie ? cria-t-elle sans trop savoir si on l’entendait.
Elle se redressa et observa son environnement. Elle se trouvait sur une terre couleur ardoise, sur une sorte de sentier étroit, parsemé de rochers, dont les bords donnaient sur un vide nuageux. L’absence de fond visible lui aurait sûrement donné le vertige dans le monde réel, mais elle se rendit compte que ses perceptions étaient curieusement altérées ici. Autour d’elle, au loin, elle apercevait d’autres plates-formes, certaines arborant des bonsaïs au feuillage moutonneux.
Un peu confuse par la diminution de ses sensations, notamment tactiles, elle tapa le sol du pied pour se faire à cet étrange sentiment de légèreté - et se rendit compte qu’elle marchait pieds nus.
Cette première surprise en amena d’autres : Sa tenue avait été entièrement changée. Elle regarda ses mains : Ses mitaines désormais jaunes remontaient jusqu’à ses coudes. En fait, c’était tout le justaucorps qu’elle portait désormais qui arborait la même couleur ambrée. Elle nota également une figure triangulaire noire - une sorte de tête loup à la gueule grande ouverte en un étrange sourire de psychopathe - qui était représentée sur sa poitrine, sur ses avant-bras, ses cuisses et - elle le sentit en y passant ses doigts - dans son dos, et elle remarqua alors que ses cheveux roux étaient retenus par une queue-de-cheval.
Contre sa hanche, attaché à une ceinture noire également ressemblant à une large obi japonaise, pendait un curieux bâton brun de deux centimètres de diamètre pour vingt centimètres de longueur. Elle soupesa brièvement l’objet avant de le remettre à sa place.
- Hé ?! Y a quelqu’un ? appela-t-elle alors, surprise de n’avoir entendu personne durant cette dernière minute. Je veux me plaindre au designer - ce costume est nul !
- Pardon Nat, je prévenais Ulrich de ton arrivée. Quant au costume, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même : Il est créé selon le subconscient du Lyokônaute.
Natalie grimaça, tant parce que l’explication lui convenait assez mal qu’à cause de ce diminutif qu’elle avait toujours eu du mal à supporter.
- Soit, fit-elle enfin. Mais dîtes donc, c’était pas censé être la fin du monde ici ? Où sont vos monstres ?
- CHAUD DEVANT ! hurla une voix, qui n’avait rien de « off », dans le brouillard devant elle.
Ulrich, grimé en samouraï, émergea de la brume en courant, accompagné de la fille la plus étrange qu’elle eût jamais vue.
Ses vêtements aux couleurs clairs et son visage naïf lui donnaient une aura angélique. Ses yeux verts scintillant et ses oreilles pointues un côté elfique. Mais ce qui attira très vite son attention furent ses cheveux roses ébouriffés... Une fantaisie de son apparence virtuelle ? Peut-être... Mais Natalie aurait juré avoir déjà vu ce visage dans le monde réel.
Ils s’arrêtèrent à son niveau et reprirent leur souffle. Ulrich jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et estima qu’ils étaient assez loin des monstres. Il se retourna ensuite vers Natalie et le briefing commença.
- Ca va être un sacré baptême du feu pour toi, commenta-t-il. T’es prête à te battre ?
- Avec quoi ? Ca ? fit-elle en lui montrant l’espèce de matraque.
- Heu... Bonne question, hésita Ulrich. C’est quoi ? Un bâton de dynamite ? Sûr que ça nous serait utile.
- Ou alors c’est télescopique ? proposa-t-elle.
Elle imagina l’objet s’allonger tout d’un coup jusqu’à atteindre la longueur d’une perche. Cette image persistante ne semblait pas vouloir quitter son esprit, et ce fut avec surprise qu’elle se rendit compte que la trique s’était réellement agrandie pour obtenir l’envergure d’un bâton de bōjutsu.
- Un point pour toi, admit Ulrich alors qu’elle regardait encore l’arme d’un air abasourdi.
- Tiens donc... murmura-t-elle lentement. Et pourquoi pas...
Quelque chose glissa avec un bruit métallique à chaque extrémité du bâton : Une pointe en fer triangulaire qui représentait la même face de loup agressif que celles dessinées sur sa tenue. Un étrange sourire assez semblable à celui du carnassier se découvrit sur ses lèvres, et elle esquissa quelques mouvements avec sa nouvelle arme.
- Adressez mes excuses au designer, je crois que je m’y ferai, finalement...
- C’est le moment de le vérifier, signala Aelita alors que des pas mécaniques commençaient à se faire entendre.
- On recule encore un peu, décida Ulrich. Jusqu’à ce rocher, fit-il en désignant un bloc plus épais que les autres. Quand ils arriveront précisément là (il montra une portion particulièrement étroite du sentier), Natalie fauchera les Kankrelats avec son bâton.
- Ce ne sera que l’avant-garde, non ? Ca me laissera plutôt exposée.
- A la seconde où tu passeras à l’action, je lancerai mon Triplicata pour attirer l’attention des Krabes qui attendront derrière.
Il attendit qu’elle hochât la tête avant de poursuivre.
- Pour le reste... On improvisera. Avec l’effet de surprise, ça suffira.
Ils allèrent s’abriter derrière le rocher choisi par Ulrich, et Natalie répéta mentalement les gestes précis qu’elle effectuerait au moment donné. L’armada de monstres se rapprocha bientôt suffisamment pour que, prenant bien soin de rester invisible, elle pût les observer.
Si la vision des Kankrelats ne l’émut pas plus que cela, ressemblant plus à des sacs de pommes de terre à quatre pattes, les Krabes lui firent une très forte impression, toisant les environs du haut de leurs deux mètres vingt avec leurs trois photorécepteurs.
- J’avais cru comprendre que pour les éliminer, il fallait atteindre une espèce de cible. Je vois celle des Kankrelats, mais où est celle des Krabes ?
- Sur leur carapace. Il faut grimper sur eux pour les avoir.
- Heureusement que je m’occupe des petites blattes, hein ? frissonna Natalie.
- Ca va être ton tour, d’ailleurs. Prépare ton bâton... A trois...
Les « petites blattes » furent totalement prises de court, ne s’attendant pas à devoir affronter un nouveau Lyokônaute, et encore moins armé d’une lance qui les atteindrait depuis cette distance. Les deux premiers rangs de Kankrelats furent soit poussés sans ménagement dans la Mer Numérique, soit proprement dévirtualisés par la lame que Natalie sortit un peu tard sur la fin de son mouvement.
Les quatre Krabes qui les suivaient furent plus prompts à la réaction. Ils déclenchèrent aussitôt leurs tirs que trois Ulrich, qui apparurent soudain de derrière le rocher, interceptèrent sans exception.
Les monstres comprirent que leur position était périlleuse et reculèrent aussitôt pour chercher un terrain plus large. Ulrich et ses doubles chargèrent, suivis de près par Natalie qui avait rangé son arme. Elle observa les trois clones se répartir pour abattre les trois premières machines... Et la quatrième viser soigneusement l’un d’eux.
Elle courut alors dans sa direction, déploya son bâton contre le sol tel une perche qui la propulsa dans les airs au-dessus du Krabe, le raccourcit le temps de modifier l’angle et l’étendit à nouveau en faisant saillir la pique. La lance se ficha en plein dans l’œil-cible de XANA... Et l’explosion qui suivit surprit complètement l’adolescente qui poursuivit inopinément son ascension.
De sa position, elle vit les sept Kankrelats restant lever les yeux vers elle. Ils firent feu mais le retard qu’ils avaient sur sa position lui permit de réfléchir posément à son prochain mouvement...
Sitôt à terre, derrière les lignes ennemies, elle se retourna à une vitesse fulgurante pour leur asséner un balayage horizontal de sa lance. Elle se figea, stupéfaite : Elle avait mal calculé son coup et n’en avait atteint qu’un ou deux. Les Kankrelats encore debout firent feu et cette fois, trois tirs la projetèrent un mètre plus loin.
- Plus que soixante-dix PV, Nat ! la prévint Jérémie. Ces bestioles t’en enlèvent dix par laser !
- Combien il en reste à Ulrich ? répliqua-t-elle tout en effectuant des moulinets hasardeux avec son bâton pour contrer le feu ennemi.
- Dévirtualisé, annonça-t-il d’une voix étranglée.
« Aïe », pensa Natalie alors qu’un quatrième tir l’atteignait à l’épaule gauche.
- Et on trouve de l’argent en fouillant les cadavres des monstres, histoire de s’acheter des armures chez le forgeron ? Parce que ce serait drôlement utile ici, railla-t-elle.
A peine avait-elle prononcé ces mots que les yeux des loups de son costume se mirent à flamboyer. Les motifs s’étirèrent jusqu’à former une armure, un véritable bogu japonais, avec des kote protégeant les avant-bras, un do qui lui servait de plastron, et un tare qui couvrait sa ceinture et ses cuisses. Seul manquait le men, le casque.
S’étant efforcée de ne pas interrompre l’enchaînement complexe de ses parades, elle ne put s’empêcher de commenter :
- Et c’est quoi, ça ?
- Deux secondes, le temps de déchiffrer ces lignes de code... Eh bien, on dirait que tu viens de découvrir ton pouvoir sur Lyokô. Cette armure divise par trois les dégâts que tu subis, et te laisse insensible aux chocs dus aux lasers. Par contre, tu perds cinq PV toutes les trente secondes et tu infliges beaucoup moins de dommages aux monstres - sauf en cas de coup direct dans l’œil de XANA. Tes stats redeviennent normales une fois que tu la quittes.
« Insensibilité aux chocs », voilà qui lui convenait bien... Elle sortit de son immobilité défensive et avança rapidement tout en parant les tirs, n’encaissant qu’un seul laser qui s’écrasa contre la cuirasse sans l’obliger à reculer.
Elle fit rapidement le compte des machines restantes : Un Krabe seulement avait survécu à l’assaut des trois Ulrich, soutenant les trois Kankrelats qui la mitraillaient.
« Une minute... Trois cafards ? Où sont les autres ? » s’interrogea-t-elle. Elle ne tarda pas à avoir la réponse : Derrière le Krabe, elle entrevit une escadrille de petits monstres rejoindre la cachette d’Aelita.
Consciente qu’elle ne disposait que de très peu de temps avant qu’ils ne l’atteignissent, Natalie décida de presser un peu le mouvement. Arrivée à deux mètres de ses opposants, elle abattit soudain son arme sur un Kankrelat qui reçut la lame de plein fouet. Pivotant sur ses jambes, elle atteignit les deux autres d’un revers habile. Elle perçut un tir du Krabe percuter l’avant du bras qui tenait la lance, mais la protection la prévint de la lâcher.
Au loin, à peu près là où se trouvait Aelita, un chant doux et mélodieux s’élevait. S’efforçant de ne pas se demander ce qui pouvait bien amener l’elfe virtuelle à chantonner, elle analysa brièvement la physionomie du monstre géant et y décela un défaut : Ses pattes bien trop frêles pour supporter sa haute taille.
Elle esquissa quelques moulinets afin de gagner en énergie cinétique et s’attaqua aux membres du monstre, les tailladant furieusement en tourbillonnant sur elle-même. Le bâton ricochait entre les rotules du Krabe qui ployèrent lentement, jusqu’à ce que sa carapace plate fût offerte à Natalie : Elle y plongea sa lame et la machine fut instantanément détruite.
La jeune fille courut aussitôt en direction d’Aelita mais s’interrompit : Un pan entier de la passerelle avait disparu, et ce sur quatre bons mètres. Et de l’autre côté du trou, souriante et innocente, se tenait celle qu’elle pensait jusqu’alors désarmée et sans défense...
Des détonations retentirent lorsque les Kankrelats précipités dans le vide se désintégrèrent dans la Mer Numérique. Le calme soudain qui s’abattit sur le Territoire arracha un soupir d’épuisement à Nataalie, dont l’armure se rétracta. L’intervention de Jérémie alors qu’elle récupérait assise par terre la fit sursauter.
- Allez les filles, on bouge, vous avez encore une tour à désactiver !
- Eh Nat, joli boulot, tu t’es super bien débrouillée pour une débutante, la rasséréna Yumi.
- Mmmouais, se contenta de répondre l’intéressée. Je vais aider Aelita à traverser...
Ce fut l’occasion de tester l’envergure maximale de son bâton, qui ne pouvait dépasser cinq mètres de longueur, les deux côtés tendus à fond. Aelita se suspendit à la perche qui tint bon et Natalie la ramena doucement de l’autre côté en rengainant son arme. Les deux se mirent alors à courir dans la direction de la tour, qui fut bientôt à portée de vue.
La nouvelle Lyokônaute s’attendait à autre chose. La « tour » était un cylindre blanc d’une dizaine de mètres de haut, entourée d’un halo rougeâtre. Aucune sorte d’entrée n’était visible. Elle nota toutefois la présence d’un curieux objet à proximité...
- Dites-moi, c’est décoratif la boule grise à côté de la tour ?
- Un Méga-Tank ! s’exclamèrent simultanément Jérémie et Aelita.
- Je me disais aussi...
Elle fit signe à Aelita de s’arrêter, comme le monstre roulait vers eux. Elle s’avança sans hésiter, préférant s’éloigner de l’elfe virtuelle avant d’engager le combat. Lorsque le Méga-Tank ne fut plus qu’à deux mètres devant elle, tous deux s’arrêtèrent. Un léger grondement émanait de la machine...
- Ca se combat comment, ces saletés ? s’inquiéta Natalie alors que le bruit prenait de l’ampleur.
- Il ne s’ouvre que très rarement et quand il le fait, c’est pour tirer, mais attention ! Ce n’est pas un laser normal ! Il est...
- Et quand il vibre aussi fort que le portable de Yumi l’a fait ce matin, ça veut dire quoi ? l’interrompit-elle.
- BOUGE DE LA !
Sans réfléchir, elle se jeta sur le côté. Elle roula sur le sol et le bruit aigu du laser retentit. Elle leva la tête : Un demi-cercle vertical rougeoyant s’était formé, ayant pour origine le Méga-Tank, et le diamètre croissait à une vitesse fulgurante. Elle observa alors le monstre qui s’était ouvert : Sur sa coque noire s’étaient dessinés des yeux de XANA, mais le vrai œil-cible était au cœur de la machine, d’où le mur de feu était parti.
Natalie se releva, détendit son bâton et en arma les pointes. Elle s’apprêta à attaquer lorsque le faisceau rouge disparut, permettant au monstre de se refermer quasi-instantanément.
Le Méga-Tank ne bougea plus. Aucun son n’en émanait... L’adolescente fit quelques gestes avec sa lance pour patienter. Un bourdonnement s’échappa du robot qui s’ouvrit soudain, surprenant Natalie qui ne s’attendait pas à une recharge si rapide. La demi-sphère flamboyante surgit, l’obligeant à effectuer un bond désespéré. Elle se redressa aussi vite qu’elle le pût et lança son arme : La lame cogna la coque vivement refermée avec un bruit métallique.
Elle raccourcit sa lance et grimaça. Ce ne serait sans doute pas un coup très glorieux... Mais son envie d’en finir la décida.
Sans même attendre quelque grondement que ce fût, elle s’approcha rapidement du Méga-Tank, plaqua l’une des extrémités du bâton rétracté sur lui et se campa fermement sur ses jambes.
« Ciao ! » fit-elle tant au monstre qu’au monde virtuel.
Elle déclencha brusquement l’allongement de son arme. Le Méga-Tank roula lentement vers le bord de la passerelle et Natalie dut lutter pour ne pas obtenir l’effet inverse de son plan tant la masse du monstre était grande.
Sans qu’elle comprît ce qui lui arrivait, la machine fila droit dans la Mer Numérique.
- Joli coup ! commenta Jérémie. C’était sûrement le dernier. A toi de jouer maintenant, Aelita !
La fille virtuelle la dépassa, lui glissant un « Merci ! » reconnaissant au passage. Natalie la regarda courir vers la tour et fut à peine étonnée de la voir traverser la paroi sans s’arrêter.
A l’intérieur, Aelita arriva au centre de la plate-forme inférieure. Un courant ascendant la porta jusqu’au second niveau, où une interface flottante l’attendait. Elle y apposa sa main pour que l’ordinateur la reconnût, et entra le code « LYOKO »...
A l’extérieur, l’aura de la tour vira au bleu azur... Signe que tout était fini, se dit Natalie, soulagée.
- Bon ! annonça la voix off de Jérémie. Je te dévirtualise illico, Nat. Je ne lance pas le Retour vers le Passé tout de suite, je crois qu’on devrait discuter un peu avant...


Les portes du scanner s’ouvrirent et Natalie appuya ses deux bras contre l’encadrement, exténuée. Elle sortit d’une démarche chancelante mais refusa fermement l’aide proposée par Ulrich et Yumi qui étaient venus s’assurer qu’elle supportait la dévirtualisation.
- Je crois que je vais gerber... déclara-t-elle crûment, le teint encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Et vous faîtes ça tous les jours ? Quelle bande de fêlés...
Les deux amis échangèrent un sourire dans son dos, chacun se remémorant sa propre première expérience... Et les commentaires quasi-identiques qu’ils avaient émis.
Tous trois rejoignirent le labo avec le monte-charge. Autour de l’ordinateur attendaient Jérémie et Odd, et sur l’écran central une fenêtre montrait en temps réel le visage d’Aelita. Lorsque le petit groupe fut au complet, un silence persista pendant quelques secondes avant que Jérémie prît la parole.
- Bon, ben je pense que de manière officieuse c’est déjà fait, mais maintenant on te le demande vraiment : Est-ce que, puisque tu nous as déjà aidés trois fois auparavant et nous as sortis d’une sacrée situation aujourd’hui, tu veux faire partie de l’équipe ?
Natalie observa les regards tournés vers elle. Il semblait que pour eux, la réponse était évidente... Elle l’était aussi pour elle.
- C’est non, répliqua-t-elle.
Ils ouvrirent des yeux surpris mais ne surent quoi répondre. Elle en profita pour enchaîner :
- Vous aviez besoin d’un coup de main, je passais par là, donc je vous ai aidés. Mais c’est fini ! Je veux plus entendre parler de vos histoires délirantes ! Je ne veux même plus remettre les pieds dans cette usine. Si j’ai l’occasion de vous aider au collège, je le ferai, mais je ne reviendrai pas ici ! Aujourd’hui, c’était un cas de force majeure, non ? Ca m’étonnerait que vous ayez encore besoin de moi sur Lyokô dans le futur. Alors je vous laisse faire vos affaires dans votre coin, vous lancez votre retour dans le temps et j’oublie tout. OK ?
La bande se concerta du regard en silence, décontenancée. Ce fut Jérémie qui reprit la parole, hésitant :
- Tu... tu as sans doute raison. On est allé un peu vite et... Bref, Odd t’avait déjà exposé nos raisons. Mais il y a un truc qu’il faut que tu saches...
Son ton gêné et ses mains qui ne tenaient pas en place donnèrent un mauvais pressentiment à Natalie.
- ... C’est qu’une fois scannée par le Supercalculateur, tu fais partie des gens qui se souviennent des évènements après un Retour vers le Passé... Et je ne sais pas comment changer ça, s’empressa-t-il d’ajouter, c’est un paramètre que je n’ai jamais pris la peine de tester.
- En somme, conclut Yumi, si tu ne veux pas faire partie du groupe, c’est ton droit le plus strict. Mais on te demande alors de ne parler à personne de ce que tu as vu ici...
Natalie réfléchit. N’importe quel membre de ce qu’on englobait dans le terme « autorités compétentes » aurait immédiatement éteint et détruit le Supercalculateur, sans trop se soucier du sort d’Aelita, qu’ils condamneraient. Et condamner Aelita...
Elle lut dans les quatre paires d’yeux réels et la paire d’yeux numériques qui la fixaient que condamner Aelita, ç’aurait été détruire ce pour quoi ils s’étaient entêtés, acharnés, et battus, ç’aurait été détruire le but de leur vie depuis plus d’un an passé sous la torture physique et mentale de XANA.
Ces pensées caressèrent doucement l’idée de revenir sur sa décision et de s’impliquer avec eux dans la lutte contre l’IA maléfique. Mais cette décision était fermement ancrée dans son esprit : Elle n’approcherait plus jamais de cette usine. Elle prit une longue inspiration et soupira :
- Je pense que c’est dans mes cordes.
Le groupe acquiesça sombrement. Jérémie se retourna vers ses écrans sans mot dire et commença à entrer les paramètres du voyage dans le temps. Lorsque tout fut prêt, il observa un instant Natalie avant d’appuyer sur la touche « Entrer »...
Une colonne de lumière jaillit du puits central du laboratoire. Elle s’étendit en largeur, englobant tout dans sa blancheur, les Lyokônautes, l’usine... Au collège, la vague arriva alors que tous s’interrogeaient quant à l’interruption soudaine de l’incendie... Et tout fut noyé dans l’onde lumineuse.


Un soleil encore timide repoussait le voile marine de cette matinée de Novembre, éclairant brièvement la classe silencieuse de Madame Meyer avant de disparaître sous les nuages. Près des fenêtres, une élève qui semblait distraite finit par se replonger dans son devoir, peinant à répondre aux questions tant elles étaient décalées par rapport à ce qu’elle venait de vivre. Elle jeta encore un coup d’œil à sa camarde assise au bureau sur sa droite : Cette dernière lui rendit son regard, entamant l’échange muet.
Au clignement d’yeux inquisiteur de Yumi répondit le haussement de sourcils évasif de Natalie. La mine hésitante, presque désolée de la japonaise décida sa camarade à terminer la conversation d’un geste fuyant de la main. Echouant une seconde fois à revenir aux mathématiques, elle se mit à réfléchir...
Ainsi, toutes les étrangetés de cette matinée étaient éclaircies. Ces impressions de déjà-vu, cette histoire de « dette », toutes ces incohérences... Elle en connaissait maintenant la cause. Elle devait sûrement s’attendre à ce que des choses anormales se produisissent dans les jours à venir...
Etait-ce du regret qu’elle éprouvait en pensant à sa décision de laisser la bande à leurs problèmes ? C’était possible. Mais chaque chose en son temps... Pour l’heure, elle avait assez de questions comme ça, et assez peu de temps pour y répondre. Elle devait s’occuper de celles-ci...
Et réserver celle qui lui trottait dans la tête, « Mais où est-ce que j’ai déjà vu cette Aelita ? » pour plus tard.